Imaginez un homme d’affaires milliardaire, septième fortune de son pays, qui revient aux commandes d’un État membre de l’Union européenne après avoir promis de mettre les intérêts de ses concitoyens avant tout. Cela ressemble à un scénario de série politique, et pourtant, c’est exactement ce qui se passe en République tchèque en ce début décembre.
Un retour officialisé après des semaines de suspense
Jeudi soir, le président tchèque Petr Pavel a mis fin à l’attente. Sur son compte X, il a annoncé qu’il nommerait Andrej Babis Premier ministre le mardi 9 décembre à 9 heures précises. Une décision qui respecte à la fois le verdict des urnes et l’avancement des négociations pour former un gouvernement de coalition.
Ce retour n’est pas une surprise totale : le parti ANO d’Andrej Babis a remporté les législatives d’octobre, même s’il lui manquait une majorité absolue pour gouverner seul. Mais entre la victoire électorale et la nomination officielle, un obstacle majeur subsistait : la question des conflits d’intérêts liés à l’immense empire économique du futur chef du gouvernement.
La solution trouvée pour contourner les conflits d’intérêts
Andrej Babis dirige Agrofert, un géant de la chimie et de l’agroalimentaire qui pèse des milliards. Pour lever les dernières réticences du président Pavel, il s’est engagé à transférer l’ensemble de ses activités au sein d’une structure indépendante. Un montage destiné à garantir qu’aucune décision gouvernementale ne puisse bénéficier directement à ses anciennes entreprises.
Ce n’est pas la première fois que cette question empoisonne la carrière politique du milliardaire. Déjà lors de son précédent mandat (2017-2021), les soupçons de mélange des genres avaient alimenté les critiques, notamment de la part de Bruxelles. Cette fois, la promesse de séparation semble avoir convaincu le chef de l’État.
« J’ai décidé de le nommer Premier ministre mardi 9 décembre à 9H00. De cette façon, je respecte le résultat des élections et l’avancée des discussions sur un gouvernement de coalition. »
Petr Pavel, président de la République tchèque
Une coalition qui fait grincer des dents
Pour gouverner, ANO a dû s’allier avec deux formations qui n’ont pas l’habitude de faire dans la demi-mesure. Le 3 novembre, un accord de coalition a été signé avec le SPD (extrême droite) et La Voix des automobilistes, un parti populiste de droite. Un mariage qui place la future majorité tchèque parmi les plus à droite d’Europe centrale.
Le SPD, en particulier, réclame depuis longtemps un référendum sur la sortie de l’Union européenne, à l’image du Brexit. Andrej Babis a déjà fermé la porte à cette idée, mais la simple présence de ce parti au gouvernement inquiète les partenaires européens.
Quant à La Voix des automobilistes, elle a propulsé au premier plan une figure aussi charismatique que controversée : Filip Turek. Pressenti pour le ministère de l’Environnement, cet ancien pilote fait l’objet d’une enquête pour violences domestiques et viol après la plainte d’une ex-compagne. Une autre enquête le visant pour des saluts nazis a été classée sans suite, mais l’affaire continue d’alimenter les débats.
Les promesses qui ont fait mouche auprès des électeurs
Pendant la campagne, Andrej Babis a martelé un message simple et efficace : « Les Tchèques d’abord ». Augmentation des prestations sociales, priorité aux citoyens tchèques dans l’accès aux aides, et surtout réduction drastique du soutien à l’Ukraine. Des thèmes qui résonnent particulièrement dans un pays où la fatigue face à la guerre aux portes de l’Europe commence à se faire sentir.
Cette ligne « Czech First » rappelle évidemment le « America First » d’un certain Donald Trump, dont Babis ne cache pas l’admiration. Le milliardaire tchèque est souvent présenté comme le « Trump de l’Europe centrale », un surnom qu’il assume sans complexe.
Les grandes lignes du programme défendu par la nouvelle majorité :
- Augmentation significative des retraites et aides sociales
- Réduction de l’aide financière et militaire à l’Ukraine
- Priorité nationale dans l’attribution des prestations
- Refus de tout référendum sur la sortie de l’UE (position d’ANO)
- Critiques renforcées contre certaines politiques bruxelloises
Vers un axe Prague-Budapest-Bratislava ?
Avec ce retour de Babis, la carte politique de l’Europe centrale pourrait bien se redessiner. La République tchèque risque de se rapprocher sensiblement de la Hongrie de Viktor Orban et de la Slovaquie de Robert Fico, deux pays qui bloquent régulièrement les sanctions européennes contre la Russie et refusent d’envoyer des armes à Kiev.
Le lien entre Babis et Orban n’est pas nouveau. Les deux hommes ont cofondé ensemble le groupe « Patriotes pour l’Europe » au Parlement européen, une alliance eurosceptique qui rassemble des partis de droite nationale. Ce groupe pourrait gagner en influence avec l’arrivée d’un gouvernement tchèque aligné sur ces positions.
Pour Bruxelles et les capitales pro-ukrainiennes, c’est une mauvaise nouvelle. Après la Pologne qui a déjà opéré un virage à droite avec l’arrivée de Donald Tusk (mais dans un sens pro-européen), voilà que la Tchéquie pourrait rejoindre le camp des frondeurs.
Les dossiers judiciaires qui continuent de planer
Andrej Babis n’arrive pas les mains totalement libres. Il fait toujours l’objet de poursuites pour fraude présumée aux subventions européennes, des faits qui remontent à 2007. Le milliardaire rejette catégoriquement ces accusations et parle d’une chasse aux sorcières politique.
Cette affaire, connue sous le nom de « Nid de cigognes », concerne l’utilisation de fonds européens pour financer un complexe hôtelier. Bien que les procédures traînent depuis des années, elles restent un boulet judiciaire qui pourrait resurgir à tout moment, surtout maintenant que l’intéressé retrouve les plus hautes fonctions.
Ses adversaires n’ont d’ailleurs pas manqué de rappeler que confier les rênes du pays à une personne poursuivie pour détournement de fonds européens pose un sérieux problème d’exemplarité.
Que va changer concrètement ce retour ?
Sur le plan intérieur, les retraités et les familles modestes peuvent s’attendre à des mesures sociales généreuses, financées en partie par les coupes dans l’aide à l’étranger. Sur le plan extérieur, la voix de la Tchéquie risque de se faire plus discrète dans le concert des pays soutenant fermement Kiev.
Quant à la relation avec l’Union européenne, elle devrait rester pragmatique. Andrej Babis a toujours été un eurosceptique modéré : critique sur l’immigration et certaines réglementations, mais attaché aux fonds européens et au marché unique. Pas question de suivre le SPD dans ses rêves de « Czexit ».
Mardi 9 décembre, quand Petr Pavel prononcera la formule de nomination, un nouveau chapitre s’ouvrira pour la République tchèque. Un chapitre marqué par le retour d’un homme qui divise autant qu’il fascine, dans un pays qui semble avoir choisi de privilégier ses intérêts nationaux immédiats face aux grands enjeux européens et internationaux.
Une chose est sûre : les prochaines mois risquent d’être agités à Prague. Et l’Europe tout entière gardera un œil attentif sur ce gouvernement qui, par sa composition et ses priorités, pourrait bien préfigurer d’autres bascules à venir sur le continent.









