Il y a dix ans, l’Allemagne ouvrait ses portes à près d’un million de réfugiés, un tournant historique qui a redessiné le visage du pays. À Berlin, dans le quartier de Neukölln, les effluves de pâtisseries syriennes se mêlent aux conversations animées devant les bars à chicha. Cette transformation, portée par la décision audacieuse d’Angela Merkel en 2015, a suscité espoirs et tensions. Comment l’Allemagne a-t-elle évolué depuis ? Cet article explore les réussites, les défis et les fractures d’une nation confrontée à son propre multiculturalisme.
Un Tournant Historique pour l’Allemagne
En août 2015, alors que des colonnes de réfugiés traversaient les Balkans à pied, Angela Merkel prononçait une phrase devenue célèbre : « Wir schaffen das » (« Nous y arriverons »). Cette déclaration, empreinte d’optimisme, marquait l’ouverture des frontières allemandes à environ un million de personnes fuyant les conflits en Syrie, en Afghanistan ou en Irak. À Munich, des foules accueillaient les nouveaux arrivants avec des bouteilles d’eau et des peluches, symbole d’une solidarité spontanée. Mais cette vague migratoire, la plus importante depuis la Seconde Guerre mondiale, allait profondément diviser le pays.
Si certains y voyaient une chance pour une Allemagne moderne et multiculturelle, d’autres dénonçaient un bouleversement trop rapide. Dix ans plus tard, le pays oscille entre fierté d’avoir relevé un défi humanitaire et interrogations sur les limites de l’intégration. Comment cet afflux a-t-il redéfini l’identité allemande ?
Neukölln, Miroir de la Diversité
Dans le quartier berlinois de Neukölln, la Sonnenallee incarne cette Allemagne métamorphosée. Les vitrines des pâtisseries arborent des spécialités de Damas, et les conversations en arabe rythment la rue. Pour Moustafa Mohmmad, un jeune barbier de 26 ans originaire d’Alep, cette artère est un refuge où il retrouve les saveurs de son enfance. « C’est comme une petite rue arabe », confie-t-il, en évoquant les brochettes et les sucreries qui lui rappellent sa ville natale.
« Les Allemands sont ouverts pour essayer quelque chose de nouveau. »
Malakeh Jazmati, restauratrice syrienne à Berlin
Pour les progressistes, Neukölln est une vitrine du multiculturalisme réussi, un lieu où les cultures se croisent et s’enrichissent. Mais pour d’autres, ce quartier symbolise une intégration inachevée, marquée par des tensions sociales et culturelles. Ces divergences d’opinion reflètent un débat national plus large.
Une Intégration à Double Visage
L’intégration des migrants est un sujet complexe, mêlant réussites individuelles et défis collectifs. Malakeh Jazmati, arrivée en 2015, illustre le succès possible. En quelques années, cette Syrienne de 38 ans a fondé une entreprise de restauration à Berlin, servant même lors d’une réception officielle d’Angela Merkel. Son restaurant, aujourd’hui prisé, propose des plats comme le batata harra, une entrée épicée aux graines de grenade. Pourtant, elle admet que vivre loin de son pays est « plein de défis ».
Pour beaucoup, l’apprentissage de l’allemand reste une barrière. Malakeh, par exemple, privilégie l’anglais, langue courante à Berlin, ce qui ralentit son apprentissage. Mais pour elle, être intégrée, c’est avant tout « se sentir incluse » : avoir des amis allemands, payer ses impôts, et découvrir la cuisine locale.
L’Allemagne compte aujourd’hui plus de 25 millions de personnes avec un « passé migratoire », soit près de 30 % de la population. Parmi eux, plus d’un million de Syriens, une communauté marginale avant 2015.
L’Économie : un Besoin Vital de Main-d’Œuvre
Les migrants ont joué un rôle clé dans l’économie allemande, confrontée à un vieillissement démographique. Dans des secteurs comme la santé, le BTP ou l’hôtellerie, ils occupent des postes souvent boudés par les Allemands. À Burladingen, l’entreprise textile Trigema a embauché près de 70 migrants, leur offrant cours d’allemand et logements. « Les Allemands ne postulent plus pour ces jobs », explique Bonita Grupp, la dirigeante.
Habash Mustafa, un Syrien de 29 ans, incarne cette contribution. Arrivé en 2015, il a obtenu la citoyenneté allemande et travaille sur une machine à coudre chez Trigema. Selon l’Institut allemand d’études économiques, le pays aura besoin de 768 000 travailleurs supplémentaires d’ici 2028. Dans la santé, 15 % des professionnels sont déjà étrangers, dont 5 000 médecins syriens, essentiels au fonctionnement des hôpitaux.
Tensions et Montée de l’Extrême Droite
Malgré ces apports, la vague migratoire a alimenté des crispations. L’AfD, parti d’extrême droite, a capitalisé sur les tensions, obtenant 20,8 % aux élections de février 2025. Des incidents comme les agressions de Cologne en 2015 ou l’attaque au marché de Noël de Berlin en 2016 ont renforcé les discours anti-immigration. Plus récemment, des attaques au couteau impliquant des migrants ont ravivé les débats.
À Arnstadt, une retraitée de 66 ans, Monika Wassermann, exprime un sentiment partagé : « Trop d’immigrés reçoivent tout ce dont ils ont besoin, alors que nous devons travailler dur. » Les statistiques montrent une hausse de 20 % des actes violents en dix ans, avec 35 % des suspects étant étrangers. Cependant, les experts nuancent : les migrants, souvent jeunes et urbains, sont plus visibles dans les statistiques criminelles.
| Indicateur | Données 2024 |
|---|---|
| Taux de chômage des réfugiés | 28 % (4 fois supérieur à la moyenne nationale) |
| Réfugiés percevant des aides sociales | 44 % |
| Actes xénophobes | 19 500 cas (+33 % en un an) |
Un Durcissement de la Politique Migratoire
Face à ces tensions, la politique migratoire s’est durcie. Friedrich Merz, chancelier depuis mai 2025, a renforcé les contrôles aux frontières et restreint le regroupement familial. Il a même expulsé des criminels afghans vers leur pays, malgré la présence des talibans. Pour lui, une ligne ferme est essentielle pour contrer l’AfD. « L’Allemagne est un pays d’immigration, mais nous devons mieux la contrôler », a-t-il déclaré.
Ce virage a réduit les arrivées de 50 % au premier semestre 2025. Mais il a aussi créé un sentiment d’insécurité chez certains migrants. Saeed Saeed, un étudiant syrien, confie : « Je me sens indésiré. » Un quart des migrants envisage même de quitter l’Allemagne, selon une étude récente.
Une Culture Métissée en Évolution
Malgré les tensions, la vague migratoire a enrichi la culture allemande. Des mots comme yalla ou habibi se sont glissés dans le langage courant, surtout chez les jeunes. Les cours d’arabe se multiplient dans les écoles, et des artistes comme The Darvish, un danseur syrien non-binaire, fusionnent les cultures arabe et queer à Berlin. Dans les mosquées, comme celle de Parchim, les prêches se font désormais en allemand pour les nouvelles générations.
Cette richesse culturelle s’accompagne de défis logistiques. À Salzgitter, où 10 000 migrants sont arrivés en dix ans, les écoles peinent à gérer des classes où 70 % des élèves sont étrangers. Les collectivités locales, débordées, réclament plus de fonds pour les crèches et les cours de langue.
Vers un Avenir Incertain
Dix ans après la vague migratoire, l’Allemagne est à la croisée des chemins. Les réussites individuelles, comme celle de Malakeh Jazmati, côtoient des tensions sociales et politiques. Avec la chute de Bachar al-Assad en 2024, certains Syriens envisagent un retour, mais pour beaucoup, l’Allemagne est devenue une patrie. « Mes enfants ne connaissent que ce pays », explique Malakeh, qui aspire à la citoyenneté allemande.
Le pays doit désormais trouver un équilibre entre contrôle migratoire et intégration. Les défis sont nombreux : logement, éducation, emploi. Mais l’apport des migrants, tant économique que culturel, reste indéniable. L’Allemagne saura-t-elle relever ce défi ? L’avenir le dira.
