Imaginez une colline dominant une capitale africaine, baignée par le soleil de décembre. Des milliers de personnes en tenues kaki ou robes pionnières se pressent autour d’un monument imposant. Des prières s’élèvent, des discours passionnés retentissent. Et soudain, au milieu de cette foule, on entend prononcer le nom de Donald Trump comme celui d’un sauveur lointain.
Cette scène n’est pas une fiction. Elle s’est déroulée il y a quelques jours près de Pretoria, lors de la célébration du Jour du Serment, une fête emblématique pour les Afrikaners. Un événement qui révèle des connexions inattendues entre une communauté sud-africaine et le mouvement politique américain le plus polarisant de ces dernières années.
Un pèlerinage chargé d’histoire et de symboles
Chaque 16 décembre, des milliers de descendants des premiers colons européens d’Afrique du Sud se rassemblent au monument des Voortrekkers. Cette année, les organisateurs ont revendiqué la présence de 37 000 personnes. L’ambiance est à la fois festive et solennelle.
Les hommes portent souvent la chemisette et le short kaki, uniforme informel devenu symbole identitaire. Certaines femmes revêtent la tenue traditionnelle des pionnières, longue robe et bonnet qui rappellent inévitablement certaines représentations dystopiques contemporaines. Pour beaucoup, venir ici est un acte de mémoire et d’affirmation culturelle.
Johan Reid, jeune mécanicien de 24 ans, participait pour la première fois à ce pèlerinage avec sa fiancée. « Nous avons décidé de venir parce que c’est important pour notre langue et notre héritage », explique-t-il simplement. Mais il ajoute aussitôt que la situation actuelle rend cette célébration encore plus nécessaire, évoquant les déclarations du président américain sur les difficultés rencontrées par les Afrikaners.
Le serment qui a tout changé
Le Jour du Serment commémore un épisode précis de l’histoire afrikaner : la bataille de Blood River, le 16 décembre 1838. Ce jour-là, un petit groupe de Voortrekkers affronta une armée zouloue bien plus nombreuse.
Avant le combat, les pionniers auraient fait une promesse solennelle à Dieu : s’ils étaient victorieux, ils consacreraient ce jour à sa gloire pour toujours. La victoire écrasante qui suivit – sans aucune perte côté Voortrekker selon la tradition – fut interprétée comme une intervention divine directe.
Rudolf Brits, retraité de 61 ans venu de Sasolburg, résume cette croyance avec émotion : « Nous avons promis à Dieu que s’il nous protégeait pendant cette guerre, nous honorerions ce jour chaque année. C’est exactement ce que nous faisons aujourd’hui. »
Cette commémoration est restée un jour férié officiel même après la fin de l’apartheid. Toutefois, en 1995, sous la présidence de Nelson Mandela, il fut rebaptisé Jour de la Réconciliation pour inclure toutes les communautés sud-africaines.
Le Grand Trek face à la Destinée Manifeste
L’histoire célébrée ce jour-là s’inscrit dans un mouvement plus large : le Grand Trek. Au début du XIXe siècle, des milliers de colons de langue afrikaans quittèrent la région du Cap, alors sous domination britannique, pour s’enfoncer dans l’intérieur des terres.
Cette migration massive visait à échapper au contrôle britannique et à établir des républiques indépendantes. Elle est souvent comparée à la conquête de l’Ouest américain, justifiée par la doctrine de la Manifest Destiny.
Les deux récits reposent sur une conviction similaire : les colons d’origine européenne auraient un droit divin ou historique à occuper ces territoires, malgré la présence de populations autochtones établies depuis des siècles.
Laura Mitchell, historienne spécialiste de l’Afrique du Sud, souligne cette proximité idéologique : « La philosophie sous-jacente au Grand Trek et à la Destinée Manifeste est la même. Ces descendants de colons se considéraient comme légitimes à revendiquer l’ensemble de ces terres. »
On peut même remonter plus loin. Les Huguenots français qui s’installèrent au Cap au XVIIe siècle fuyaient les persécutions religieuses, tout comme les Pères pèlerins embarqués sur le Mayflower vers l’Amérique à la même époque.
Joel Cabrita, directrice d’études africaines à Stanford, va plus loin : « Ils font partie de la même vague migratoire protestante. À cette époque régnait une forme de chauvinisme anglo-saxon mondial, cette idée que les Blancs étaient plus proches de Dieu. »
Pourquoi Trump s’intéresse-t-il aux Afrikaners ?
Ces parallèles historiques expliquent en partie l’intérêt soudain de certaines franges politiques américaines pour la cause afrikaner. Donald Trump s’est publiquement proclamé protecteur de cette communauté, allant jusqu’à évoquer des persécutions massives.
Ces déclarations ont eu des conséquences diplomatiques concrètes. Le vice-président JD Vance devait initialement visiter le monument des Voortrekkers lors d’un sommet international. Finalement, Trump a boycotté l’événement, accusant l’Afrique du Sud de laisser massacrer les Afrikaners.
Plus récemment, les États-Unis, occupant la présidence tournante du G20, ont exclu Pretoria d’une réunion technique préparatoire. Un signal fort qui illustre comment un récit local peut influencer la politique internationale.
Mais selon Joel Cabrita, l’intérêt va au-delà des mythes fondateurs. « C’est davantage lié à l’identité blanche contemporaine. Certains nationalistes américains voient en Afrique du Sud la preuve que les Blancs sont attaqués partout dans le monde. Cela résonne profondément chez eux. »
L’historienne rappelle des précédents. Dans les années 1960-1970, des mercenaires américains combattaient en Rhodésie aux côtés du régime blanc. Avant cela, le Congo belge suscitait les mêmes craintes d’une menace contre les populations blanches.
La peur des fermiers blancs : réalité ou perception ?
Au cœur des discours, on retrouve souvent la question des attaques contre les fermiers blancs. Johan Reid accuse le gouvernement sud-africain de minimiser ces violences, évoquant le meurtre de la mère de son oncle sur une exploitation agricole.
Cette thématique trouve un écho puissant auprès de certains cercles aux États-Unis. Pourtant, les statistiques officielles nuancent fortement le tableau.
Entre juillet et septembre derniers, la police sud-africaine a enregistré 12 meurtres dans les zones rurales – sans préciser l’origine ethnique des victimes. Sur la même période, le pays comptait près de 6 000 homicides au total.
Laura Mitchell établit un parallèle historique : « La comparaison avec le concept de swart gevaar – le danger noir – qui était central dans l’idéologie de l’apartheid est pertinente. Dans les deux cas, la peur exprimée dépasse largement les risques réels documentés par les statistiques. »
Elle y voit une menace perçue contre une identité culturelle, plus qu’une réponse rationnelle à des données criminelles.
Entre mémoire collective et réconciliation nationale
Le Jour du Serment pose donc une question plus large : comment une nation gère-t-elle des mémoires divergentes ? En Afrique du Sud post-apartheid, le choix de maintenir cette date comme fériée tout en la renommant Jour de la Réconciliation témoigne d’une volonté d’inclusion.
Mais sur le terrain, les interprétations diffèrent. Pour certains Afrikaners, c’est avant tout la célébration d’un héritage spécifique. Pour d’autres Sud-Africains, c’est l’occasion de réfléchir aux blessures du passé et aux chemins vers une coexistence apaisée.
Le monument des Voortrekkers, avec son architecture massive et ses fresques héroïques, reste un lieu chargé de symboles. Il attire à la fois les pèlerins attachés à la tradition et les visiteurs curieux d’histoire.
Les parallèles avec les récits fondateurs américains ajoutent une couche supplémentaire de complexité. Deux nations nées de migrations européennes, confrontées à des populations autochtones, construisant leur identité sur des victoires interprétées comme providentielles.
Au final, cette journée près de Pretoria révèle bien plus qu’une simple commémoration locale. Elle met en lumière comment des mythes historiques continuent d’influencer les débats identitaires contemporains, jusqu’à traverser les océans et peser sur les relations internationales.
Dans un monde où les récits nationaux sont sans cesse réinterprétés, le Jour du Serment rappelle que l’histoire n’est jamais figée. Elle reste un terrain vivant, où se jouent les identités d’aujourd’hui et de demain.
En observant ces milliers de personnes réunies sur la colline, on mesure à quel point le passé peut encore façonner le présent. Des promesses faites il y a près de deux siècles résonnent aujourd’hui dans des discours politiques à des milliers de kilomètres. L’histoire, finalement, ne cesse jamais vraiment de s’écrire.
Cette célébration annuelle continuera sans doute à évoluer, reflétant les tensions et les espoirs d’une société sud-africaine toujours en transformation. Et peut-être, un jour, les parallèles avec d’autres nations aideront-ils à mieux comprendre ces dynamiques plutôt qu’à les exacerber.









