Imaginez un champ immense, autrefois éclatant de blanc et de violet au printemps, désormais couvert d’une mer timide de blé vert pâle. En Afghanistan, cette transformation silencieuse raconte une histoire de rupture brutale : celle de la fin (presque) totale de la culture du pavot à opium. Une décision politique forte prise par les autorités actuelles bouleverse la vie de milliers de familles rurales.
Une chute historique de la production d’opium
Les chiffres sont éloquents. Alors qu’en 2022 le pays comptait encore 233 000 hectares de pavot, la surface cultivée en 2025 n’atteint plus que 10 200 hectares. Il s’agit de l’un des niveaux les plus bas jamais enregistrés dans l’histoire récente de l’Afghanistan. Cette diminution spectaculaire n’est pas le fruit du hasard : elle résulte d’une interdiction nationale mise en place dès 2022 et qui continue d’être largement respectée, y compris dans les régions du nord du pays.
Les provinces septentrionales, en particulier Badakhshan, Balkh et Kunduz, avaient progressivement concentré l’essentiel de cette production ces dernières années. Aujourd’hui, ces mêmes zones sont au cœur d’une transition agricole forcée et douloureuse pour les communautés locales.
Un respect massif de l’interdiction
Les enquêtes menées auprès des agriculteurs montrent un phénomène rare dans ce pays habitué aux défis de gouvernance : le respect de la mesure reste très élevé. La grande majorité des cultivateurs interrogés affirment avoir cessé complètement la culture du pavot. Ce résultat impressionne d’autant plus qu’il touche des régions où cette activité représentait souvent la principale, voire l’unique, source de revenus stables.
Mais ce respect de la règle ne signifie pas acceptation joyeuse. Derrière l’obéissance se cache une réalité économique beaucoup plus sombre.
85 % des familles en grande difficulté financière
La statistique la plus marquante concerne la capacité des foyers à compenser leurs pertes. Environ 85 % des ménages déclarent n’avoir pas du tout ou seulement partiellement réussi à remplacer les revenus issus du pavot. Seuls 15 % estiment avoir trouvé une alternative complète et viable. Ces chiffres traduisent une détresse économique profonde et généralisée.
Pour beaucoup de familles, la culture du pavot n’était pas simplement une activité agricole parmi d’autres : elle représentait l’assurance d’un revenu relativement élevé et surtout prévisible, même dans un contexte d’insécurité chronique.
« La perte de revenus n’affecte pas seulement les foyers, mais affaiblit le pouvoir d’achat du monde rural, réduisant l’activité économique locale et augmentant la vulnérabilité des communautés à la pauvreté et à l’insécurité alimentaire. »
Représentant régional de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime
Cette citation résume parfaitement les effets en cascade d’une mesure qui, bien qu’efficace sur le plan de la réduction de l’offre de drogue, crée un vide économique difficile à combler à court terme.
Quelles cultures de substitution aujourd’hui ?
Face à l’interdiction, les agriculteurs se sont tournés vers les céréales traditionnelles. Le blé arrive largement en tête, particulièrement dans la province montagneuse de Badakhshan où il constitue désormais la culture dominante. À Kunduz, le riz joue également un rôle important dans cette transition. Dans une moindre mesure, le coton fait son retour dans certains districts de Balkh.
Ces choix sont logiques : ils demandent peu d’investissements initiaux, utilisent les savoirs existants et s’adaptent relativement bien aux conditions locales. Malheureusement, ils rapportent aussi beaucoup moins que le pavot, et ce dans des proportions très importantes.
Le changement climatique : un ennemi supplémentaire
La situation est encore plus compliquée lorsque l’on ajoute la variable climatique. Sécheresses répétées, modification des régimes de pluies, fonte accélérée des glaciers… les campagnes afghanes subissent de plein fouet les effets du réchauffement. Les cultures de substitution, déjà moins rentables, deviennent également plus risquées et moins prévisibles d’une année sur l’autre.
Dans ce contexte, trouver des alternatives véritablement viables relève presque du parcours du combattant pour des agriculteurs qui disposent de moyens limités et d’un accès restreint aux intrants modernes.
Des pistes pour l’avenir : cultures à haute valeur ajoutée
Face à ce constat, plusieurs voies sont envisagées pour sortir durablement de cette impasse économique. Parmi elles, le développement de cultures à plus forte valeur ajoutée apparaît comme une des solutions les plus prometteuses.
Le safran, les amandes, les pistaches, le raisin, les abricots ou encore les grenades sont régulièrement cités. L’Afghanistan possède déjà une solide réputation dans plusieurs de ces productions, notamment pour les grenades dont les premières exportations récentes vers le Qatar ont été saluées comme un signal positif.
- Safran : très forte valeur au kilo, demande relativement peu d’eau
- Amandes et pistaches : demande mondiale croissante, bonne conservation
- Grenades : marché d’exportation en développement
- Raisin et abricots : potentiel de transformation (raisins secs, fruits secs)
Dans les zones d’altitude, les plantes aromatiques et médicinales pourraient également représenter une opportunité intéressante, car elles s’accommodent souvent mieux des conditions difficiles.
Un engagement politique pour des alternatives
Les autorités ont clairement affiché leur volonté de promouvoir des activités agricoles alternatives. Elles insistent sur la nécessité de développer les relations économiques avec les pays voisins et au-delà, dans l’objectif affiché de réduire progressivement la dépendance aux cultures illicites.
Cet objectif est ambitieux. Il suppose à la fois un soutien technique et financier aux agriculteurs, un accès amélioré aux marchés extérieurs et des investissements dans la transformation et la conservation des produits. Autant de défis majeurs dans le contexte actuel du pays.
Une transition qui prendra du temps
La réduction drastique de la culture du pavot constitue indéniablement un succès en termes de contrôle de l’offre mondiale d’opium et d’héroïne. Mais cette victoire a un coût humain et économique immédiat très élevé pour les populations rurales les plus vulnérables.
Transformer en profondeur un système agricole et économique qui s’est construit autour d’une seule culture très lucrative pendant des décennies ne peut pas se faire en quelques saisons. La transition nécessitera patience, accompagnement, investissements ciblés et surtout une réelle prise en compte des réalités vécues par les agriculteurs eux-mêmes.
Entre la volonté politique affichée, les pistes agronomiques prometteuses et la dure réalité quotidienne des familles, l’Afghanistan se trouve à un véritable carrefour. L’avenir de son agriculture et la résilience de ses communautés rurales dépendront largement de la capacité du pays à concrétiser ces alternatives dans les années à venir.
En attendant, dans les villages de Badakhshan, de Balkh et de Kunduz, on regarde pousser le blé et on compte les pertes. Avec l’espoir, tenace, que demain offrira d’autres couleurs que le vert pâle du blé et le souvenir fané des anciens champs de pavot.
À retenir : La quasi-disparition du pavot en Afghanistan est un fait majeur. Mais pour la grande majorité des agriculteurs, cette réussite anti-drogue se traduit aujourd’hui par une précarité accrue. Le chemin vers des alternatives viables reste long et semé d’embûches.
Le dossier reste donc ouvert, et les prochains rapports, dans un an ou deux, seront scrutés avec attention pour mesurer si cette transition forcée commence enfin à produire des fruits – au sens propre comme au figuré.









