Imaginez une usine capable de produire de l’acier en émettant 95 % de CO₂ en moins que les méthodes classiques. Ce n’est pas de la science-fiction : c’est le pari fou de Stegra à Boden, dans le nord de la Suède. Mais aujourd’hui, ce rêve vert vacille dangereusement sur le plan financier.
Un nouveau souffle de 35 millions d’euros pour Stegra
L’Agence suédoise de l’énergie vient d’annoncer une aide supplémentaire de 390 millions de couronnes suédoises, soit environ 35 millions d’euros, à l’entreprise Stegra. Ce soutien arrive à un moment critique où le spécialiste de l’acier bas carbone peine à boucler le financement de son projet phare.
Cette subvention s’inscrit dans le cadre du programme européen The Industrial Leap, destiné à accélérer la décarbonation de l’industrie lourde. Stegra avait déjà bénéficié de 1,2 milliard de couronnes dans ce même programme. Avec cette nouvelle tranche, l’État suédois espère donner un signal fort aux investisseurs privés.
Un chantier déjà très avancé mais en manque cruel de liquidités
Le site de Boden est impressionnant : environ 60 % des travaux sont déjà achevés. Les fondations de ce qui doit devenir la plus grande usine d’acier vert d’Europe sont posées. L’entreprise utilise une technologie basée sur l’hydrogène qui remplace le charbon par de l’hydrogène vert dans le processus de réduction du minerai de fer.
Mais les coûts ont explosé. En octobre, Stegra a lancé un nouveau tour de table pour lever 10 milliards de couronnes suédoises supplémentaires (environ 910 millions d’euros). Selon Henrik Henriksson, le directeur général, la moitié de cette somme aurait déjà été sécurisée auprès d’investisseurs historiques.
« Ce projet présente un fort potentiel pour accélérer la transition dans l’industrie sidérurgique »
L’Agence suédoise de l’énergie
Un appel du pied à l’État suédois pour aller plus loin
Si Stegra se dit « reconnaissant » de cette nouvelle aide, l’entreprise estime qu’elle reste insuffisante. L’Union européenne a autorise en effet jusqu’à 265 millions d’euros d’aides publiques pour ce projet. Il reste donc un écart significatif.
Henrik Henriksson n’a pas mâché ses mots :
« Il existe encore un écart par rapport à ce que l’UE a approuvé, et nous espérons que d’autres mesures pourront être prises pour le combler et offrir des conditions plus équitables par rapport à d’autres projets. »
Henrik Henriksson, directeur général de Stegra
Ce message fait écho à l’appel lancé début novembre par Hy24, le fonds d’investissement français actionnaire important de Stegra, qui réclamait publiquement un soutien renforcé du gouvernement suédois.
Le spectre Northvolt plane sur l’acier vert suédois
Impossible d’évoquer Stegra sans penser à Northvolt. L’ancien fleuron des batteries électriques, porté aux nues comme le futur champion européen face à la Chine, s’est effondré en mars dernier sous une montagne de dettes et des retards de production catastrophiques.
Les parallèles sont troublants : promesse technologique disruptive, localisation dans le nord de la Suède, soutien massif des pouvoirs publics, levées de fonds records… et soudainement, des difficultés financières qui menacent l’ensemble du projet.
Pourtant, Henrik Henriksson refuse la comparaison. Début novembre, il affirmait haut et fort : « Nous poursuivons notre projet à plein régime » et niait toute situation de crise.
6,5 milliards d’euros déjà engloutis dans l’aventure
Le chiffre donne le vertige : 6,5 milliards d’euros ont déjà été investis dans Stegra, entre prêts bancaires et fonds propres. C’est l’un des projets industriels les plus ambitieux jamais lancés en Europe dans la décarbonation.
Cette somme colossale montre à quel point les enjeux sont élevés. L’acier représente environ 7 % des émissions mondiales de CO₂. Une usine comme celle de Stegra, si elle voit le jour à pleine capacité, pourrait éviter des millions de tonnes de CO₂ par an.
Pourquoi l’État suédois met-il autant d’argent public ?
La réponse est simple : la sidérurgie verte est considérée comme stratégique. La Suède, avec son électricité abondante et peu carbonée (nucléaire + hydroélectricité), son minerai de fer de haute qualité et son savoir-faire industriel, a une carte unique à jouer.
Perdre Stegra serait non seulement un échec industriel, mais aussi un signal désastreux envoyé aux investisseurs internationaux : même en Europe du Nord, avec les meilleures conditions possibles, la transition lourde reste trop risquée.
L’Agence suédoise de l’énergie le dit clairement : cette aide supplémentaire « augmente les chances de Stegra d’obtenir les capitaux supplémentaires nécessaires ». En clair, l’argent public sert d’effet de levier pour débloquer l’argent privé.
Vers une concurrence plus équitable en Europe ?
Stegra pointe régulièrement du doigt la concurrence déloyale. D’autres projets d’acier vert, notamment en Allemagne ou en France, bénéficient de subventions publiques bien plus généreuses. La Suède, malgré son engagement climatique très fort, reste parfois plus prudente sur les aides d’État.
C’est tout l’enjeu du programme Industrial Leap et des flexibilités accordées par Bruxelles : permettre à l’Europe de rester dans la course mondiale de la décarbonation sans violer les règles de concurrence.
Stegra veut sa part complète du gâteau autorisé par l’UE. Et rapidement.
Et maintenant ?
L’aide de 35 millions d’euros est une bonne nouvelle, mais elle ne règle pas tout. Le compte à rebours est lancé. Les travaux continuent, les factures tombent, et les investisseurs observent chaque mouvement.
Si Stegra parvient à boucler son financement d’ici début 2026, l’usine pourrait démarrer sa production progressive dès 2026-2027. Dans le cas contraire… le scénario Northvolt pourrait malheureusement se répéter.
L’Europe entière retient son souffle. Car au-delà de la Suède, c’est sa capacité à financer sa propre révolution industrielle verte qui est en jeu.
Résumé des chiffres clés du projet Stegra :
- Aide publique annoncée : 35 millions €
- Aide totale déjà reçue (Industrial Leap) : ~145 millions €
- Plafond autorisé par l’UE : 265 millions €
- Investissements totaux à ce jour : 6,5 milliards €
- Besoins supplémentaires : ~910 millions €
- Réduction CO₂ promise : 95 % vs méthode traditionnelle
- Avancement chantier : 60 %
L’histoire de Stegra n’est pas terminée. Elle est même peut-être le symbole d’une Europe qui croit encore en sa réindustrialisation verte… ou le rappel brutal que les belles promesses écologiques ont un coût que peu sont prêts à payer jusqu’au bout.
À suivre, de très près.









