Le bilan humain et matériel du séisme qui a frappé le sud-est de la Turquie en février 2022 continue de s’alourdir. Mais au-delà des pertes tragiques, la justice turque cherche aujourd’hui à identifier les responsabilités dans les effondrements de bâtiments qui ont coûté la vie à des milliers de personnes. Deux acteurs clés viennent ainsi d’être lourdement condamnés pour leur rôle dans la construction défectueuse d’un important complexe résidentiel.
18 ans de prison pour les responsables de l’effondrement mortel
Selon des informations rapportées par les médias turcs ce mercredi, un tribunal a condamné à plus de 18 ans de prison deux responsables impliqués dans la construction du complexe résidentiel Ebrar à Kahramanmaras, ville durement touchée par le séisme. Sur les 22 immeubles que comptait le complexe, presque tous se sont effondrés lors de la secousse de magnitude 7,8, faisant 1400 morts parmi les résidents.
Le jugement portait spécifiquement sur un bâtiment de 8 étages où 115 personnes ont péri. Le donneur d’ordre du projet, Tevfik Tepebasi, et le président de la coopérative de construction, Atilla Oz, ont chacun écopé de 18 ans et 8 mois de prison pour « homicide et blessures par négligence consciente ». Trois autres accusés ont été acquittés faute de preuves suffisantes, tandis qu’un quatrième sera jugé séparément.
Une défense maladroite qui passe mal
Le cas de Tevfik Tepebasi avait particulièrement choqué l’opinion lors d’une audience il y a un an. Incarcéré peu après le drame et poursuivi dans plusieurs affaires liées au séisme, il avait déclaré au tribunal qu’il ne devait pas être accusé car il ne connaissait « rien à la construction ». Une défense maladroite qui en dit long sur les négligences à l’origine de la catastrophe.
« Je suis un entrepreneur, pas un ingénieur. Je ne suis pas responsable des défauts de construction. »
Tevfik Tepebasi, promoteur condamné
Des familles de victimes amères
Malgré la sévérité des peines prononcées, plusieurs familles de victimes citées par la chaîne NTV se sont dites mécontentes du verdict. Elles dénoncent notamment l’acquittement de trois des six prévenus et comptent faire appel pour obtenir une condamnation plus large des responsables.
Cette soif de justice est à la mesure du traumatisme qu’a représenté le séisme pour la Turquie. Le bilan provisoire fait état de plus de 53 700 morts et 107 000 blessés côté turc, sans compter les victimes en Syrie voisine. Près de deux millions de personnes se sont retrouvées sans abri dans les dix provinces dévastées. Au total, 39 000 bâtiments ont été entièrement rasés et 200 000 autres gravement endommagés, jetant une lumière crue sur l’ampleur des malfaçons.
Rogner sur les coûts de construction, au péril des habitants
Dès les premiers jours suivant le séisme, le président Recep Tayyip Erdogan avait publiquement mis en cause la négligence d’entrepreneurs peu scrupuleux. Ces derniers sont accusés d’avoir utilisé des matériaux bon marché comme du béton de mauvaise qualité et d’avoir ignoré les normes élémentaires de construction, mettant en péril la vie des occupants au nom de la rentabilité.
« Malheureusement, une partie de ces bâtiments ont été construits à la va-vite et avec des matériaux de mauvaise qualité. Les entrepreneurs peu scrupuleux ont une responsabilité majeure dans ces effondrements et ces pertes humaines. »
Recep Tayyip Erdogan, président de la Turquie
Plus de 200 entrepreneurs et promoteurs ont été arrêtés dans la foulée de la catastrophe. Et la justice turque promet de continuer à traquer les responsables : à ce jour, 1342 procès sont en cours, impliquant 1850 prévenus. 189 personnes, reconnues coupables de négligences, ont déjà été condamnées à des peines de prison.
Des fonctionnaires épargnés par les enquêtes ?
Mais un volet embarrassant de l’affaire reste à explorer : le rôle des autorités locales et nationales qui ont autorisé ces constructions défectueuses. Selon des sources proches du dossier, aucune enquête n’a jusqu’ici abouti concernant les fonctionnaires qui ont accordé les permis de construire et validé les inspections de sécurité pourtant défaillantes.
Cette question sensible promet d’agiter encore la scène politique turque dans les mois à venir, alors que le pays peine à se remettre de l’une des pires catastrophes naturelles de son histoire moderne. En attendant, les condamnations exemplaires comme celle de Kahramanmaras envoient un signal fort à tous les acteurs du secteur de la construction. Dans un pays aussi exposé aux tremblements de terre, la sécurité des bâtiments n’est pas négociable.