La Corée du Sud, pays des contrastes. D’un côté, le succès mondial de sa culture pop, incarné par le phénomène « Squid Game ». De l’autre, une réalité sociale bien plus sombre, aux origines de cette série dérangeante. Car derrière la fiction se cachent des chapitres bien réels et souvent brutaux de l’histoire coréenne moderne.
Quand la réalité dépasse la fiction
Si les personnages désespérés de « Squid Game » s’affrontent dans des jeux mortels pour tenter de gagner une fortune, c’est dans un contexte de précarité et d’inégalités criantes que la série prend racine. Son créateur, Hwang Dong-hyuk, ne s’en cache pas : il s’est directement inspiré de conflits sociaux ayant secoué son pays, comme l’occupation musclée de l’usine Ssangyong à Pyeongtaek en 2009.
Un épisode tragique qui a vu s’opposer violemment grévistes et forces de l’ordre, après l’annonce de plus de 2600 licenciements par l’entreprise automobile en difficulté. Bilan : une centaine de blessés, de nombreux syndicalistes emprisonnés, des vies brisées. Un traumatisme toujours vif dans la mémoire collective.
Le combat d’une vie
Lee Chang-kun, dirigeant syndical, incarne à lui seul ce drame social. Perché 100 jours au sommet d’une cheminée d’usine pour protester contre un jugement en défaveur des grévistes, il a connu la faim, la soif, les hallucinations. Comme tant d’autres, les stigmates de cette lutte l’ont marqué à jamais. Poursuites judiciaires, emprisonnement, séquelles physiques et mentales : un lourd tribut payé par ceux qui ont osé se dresser face à la machine économique.
« Beaucoup ont perdu la vie. Les gens ont été obligés de souffrir trop longtemps »
Lee Chang-kun, ancien gréviste de Ssangyong
L’envers du « miracle » coréen
Cette violence n’est que la partie émergée de l’iceberg. Car derrière l’image de puissance culturelle renvoyée par la K-pop ou le cinéma coréen se cache une société profondément polarisée, où les tensions sociales sont exacerbées par un creusement constant des inégalités. La « Vague coréenne » masque en réalité une fracture béante entre riches et pauvres, gagnants et perdants d’un modèle impitoyable.
« C’est un phénomène remarquable et intéressant : nous vivons toujours dans l’ombre de la violence d’État »
Vladimir Tikhonov, professeur d’études coréennes
Une prise de conscience avortée
Si le succès planétaire de « Squid Game » a permis de braquer les projecteurs sur ces réalités brutales, beaucoup regrettent que cela n’ait pas débouché sur une véritable prise de conscience. Pour Lee Chang-kun, la série a certes ému, mais n’a finalement rien changé au sort des travailleurs. Une frustration partagée par nombre d’acteurs de ces luttes sociales, qui craignent de n’être réduits qu’à un « produit jetable » au service d’une fiction.
La culture, reflet d’une société tourmentée
Car au-delà de « Squid Game », c’est toute une part de la création coréenne qui s’abreuve à la source de cette violence sociale. Films, séries, littérature : autant de miroirs tendus à une nation encore hantée par ses démons. Une façon, peut-être, d’exorciser collectivement ces traumatismes. Mais aussi un signal d’alarme, un appel à regarder en face cette part d’ombre tapie derrière les paillettes.
Alors que la saison 2 de « Squid Game » s’apprête à déferler sur nos écrans, il est plus que jamais nécessaire de garder à l’esprit que la frontière entre réalité et fiction est parfois bien ténue. Et que derrière le divertissement se joue une tout autre partie, celle d’une société en quête de justice et d’harmonie. Un jeu dangereux, dont l’issue reste incertaine.