Dans les rues de Kiev, une scène se répète chaque matin à 9h. Au milieu de l’effervescence de la capitale ukrainienne, quelques silhouettes se figent, têtes baissées, pancartes à la main. Ce sont de jeunes militantes venue rendre hommage, le temps d’une minute, aux victimes de l’invasion russe. Un rituel instauré dès mars 2022 par le président Volodymyr Zelensky, mais qui peine aujourd’hui à trouver écho auprès de la population.
Sous la bruine glacée de décembre, Olia, 17 ans, déploie son écriteau en carton appelant les passants à marquer une pause. Mais la foule, pressée de rejoindre le métro, ne ralentit pas. « Je suis furieuse contre les gens qui ne s’arrêtent pas, qui lisent les pancartes puis continuent leur chemin », tempête l’étudiante en journalisme.
Près de trois ans après le début du conflit, et malgré les dizaines de milliers de morts, l’hommage quotidien reste peu suivi. Pourtant, pour ces jeunes engagées, cette minute est essentielle. Un moyen de vivre, collectivement et individuellement, le deuil qui imprègne le quotidien de chaque Ukrainien.
Honorer la mémoire au coeur du chaos
À l’origine de cette initiative, une journaliste devenue soignante sur le front, Iryna Tsyboukh, décédée au combat en mai dernier. Son amie Kateryna raconte : « Quand Ira est morte, on s’est demandé : comment reprendre son flambeau ? ». Car pour Iryna, ce moment de recueillement permettait de penser aux proches disparus et d’aider chacun à gérer le traumatisme personnel et collectif.
Le défi est immense. Selon le président Zelensky, au moins 43 000 soldats ukrainiens ont péri, un chiffre probablement sous-estimé. Quant aux victimes civiles, l’ONU en a recensé plus de 11 000, sans avoir accès aux territoires occupés. Célébrer la mémoire de chacun à l’échelle nationale semble impossible, mais la multiplication d’initiatives locales pourrait y remédier, estime Kateryna.
Des rituels pour panser les plaies
« La mémoire peut prendre de nombreuses formes, souligne-t-elle. Des gens ouvrent des librairies à la mémoire de héros, certains plantent des arbres, d’autres reprennent l’oeuvre des défunts ». Pour l’ex-directeur de l’Institut de la mémoire nationale Anton Drobovytch, la minute de silence doit justement être ce moment à la fois public et intime, célébrant « ceux qui nous faisaient chaud au coeur, mais qui ne sont plus là ».
Il s’agit d’amour, et des paroles qu’on n’a pas pu dire à ces gens qu’on aime.
Anton Drobovytch, ex-directeur de l’Institut de la mémoire nationale
Un équilibre fragile entre deuil et résilience
Si certains préfèrent ne pas s’enfermer dans le chagrin au quotidien, Kateryna estime que ce rituel aide au contraire à continuer à vivre malgré la perte, alors que chaque journée apporte son lot de drames. « C’est un équilibrisme constant entre la vie et la mort, la sécurité et le danger », résume-t-elle avec justesse.
Conscientes que leur combat ne fait que commencer, les militantes entendent bien faire vivre la mémoire, envers et contre tout. Ainsi, la mairie de Kiev planche sur un texte pour rendre la minute obligatoire dans les écoles et certains transports, et diffuser le son d’un métronome dans toute la ville chaque matin. Une manière de rappeler que même dans la tourmente, il est crucial de s’arrêter pour ne pas oublier.