Une plume s’est tue. Jacques Roubaud, poète, romancier, mathématicien et membre éminent de l’Oulipo, nous a quittés jeudi matin à l’âge vénérable de 92 ans. Avec lui disparaît l’un des plus brillants esprits de la littérature française contemporaine, un funambule des lettres et des chiffres qui n’a eu de cesse d’explorer, avec une virtuosité confondante, les possibles de l’écriture.
Un parcours au carrefour des disciplines
Né en 1932 à Caluire-et-Cuire, Jacques Roubaud se passionne très tôt pour la poésie. Encouragé par Aragon, il publie son premier recueil à seulement 12 ans. Mais c’est vers les mathématiques qu’il oriente finalement ses études, tout en continuant d’écrire. Une double vocation qui ne le quittera plus.
En 1966, sur les conseils de son ami Raymond Queneau, il intègre l’Oulipo, cénacle d’écrivains et de mathématiciens fondé quelques années plus tôt. C’est le début d’une aventure littéraire hors norme, placée sous le signe de la contrainte et de l’expérimentation formelle.
Poète et « mathématicien sauvage »
Dans son œuvre foisonnante, Jacques Roubaud n’aura de cesse de tisser des ponts entre poésie et mathématiques, deux disciplines en apparence éloignées mais intimement liées dans son esprit. Comme il aimait à le dire, il était un « mathématicien sauvage » doublé d’un poète rigoureux, cherchant dans la contrainte la plus grande liberté créatrice.
«La poésie donne à quelqu’un comme aucune autre activité à mon sens la mémoire de sa propre langue.»
Jacques Roubaud
Des recueils comme ∈ ou Trente et un au cube témoignent de cette volonté d’allier rigueur mathématique et inventivité poétique. Roubaud y déploie une écriture à contraintes, marquée par l’usage de formes fixes comme le sonnet ou le haiku, revisitées à l’aune de principes combinatoires et algorithmiques.
Un amoureux de la langue
Mais Jacques Roubaud était avant tout un amoureux de la langue, un orfèvre des mots qu’il ciselait avec une précision d’horloger. Son style, d’une grande pureté formelle, n’était pas exempt d’humour et de jeux de mots, convoquant volontiers calembours, allitérations et autres contrepèteries.
Son érudition et son goût pour les trouvailles verbales s’exprimaient aussi dans ses essais, à l’image de La Vieillesse d’Alexandre, réflexion savante sur l’histoire du vers français, ou de ses anthologies dédiées aux troubadours et à la poésie lyrique médiévale, dont il était un fin connaisseur.
Une œuvre protéiforme
Poète mais aussi romancier, Jacques Roubaud laisse une œuvre protéiforme, défiant les classifications. On lui doit notamment un grand cycle romanesque placé sous le signe de la mémoire et du deuil, inauguré par La Belle Hortense en 1985 et achevé en 2009 avec Le Grand Incendie de Londres, somme autobiographique de plus de 2000 pages.
Son œuvre compte également de nombreuses traductions, notamment de l’anglais et de l’italien, ainsi que des livres pour la jeunesse écrits en collaboration avec sa compagne la romancière et dramaturge Florence Delay. Ensemble, ils revisiteront la légende arthurienne dans le cycle théâtral Graal Théâtre.
Un héritage fécond
Lauréat de nombreux prix littéraires, dont le Grand Prix de l’Académie française en 2008 et le Goncourt de la poésie à titre posthume en 2021, traduit dans le monde entier, Jacques Roubaud laisse une œuvre immense et inclassable, marquée du sceau de l’inventivité et de l’exigence.
Son héritage, c’est celui d’une langue en perpétuel renouvellement, sans cesse réinventée au fil des contraintes et des algorithmes. Une langue qui, selon ses mots, « contient le futur » et « donne à chacun la mémoire de soi. » Nul doute qu’elle continuera longtemps de nous enchanter et de nous surprendre.
«La poésie contient le futur de la langue, si menacée aujourd’hui. Le poète doit être le gardien de sa langue.»
Jacques Roubaud