Le 1er décembre 1944, un drame longtemps occulté se produisait au camp militaire de Thiaroye, au Sénégal. Ce jour-là, les forces coloniales françaises ouvraient le feu sur des tirailleurs africains tout juste rapatriés après avoir combattu sous le drapeau tricolore pendant la Seconde Guerre mondiale. Leur tort ? Réclamer le paiement de leurs soldes en retard. Le bilan, minimisé par les autorités de l’époque, s’élèverait en réalité à plusieurs dizaines, voire centaines de victimes selon les historiens.
80 ans plus tard, le président français Emmanuel Macron vient enfin de reconnaître officiellement ce « massacre » dans une lettre adressée à son homologue sénégalais. Une évolution sémantique notable, saluée avec une certaine réserve par des chercheurs sénégalais qui travaillent depuis des années pour établir la vérité sur cette tragédie.
Une « répression sanglante » longtemps minimisée
Si les faits sont aujourd’hui avérés, leur qualification a longtemps fait débat. Les autorités coloniales de l’époque avaient en effet rapidement étouffé l’affaire, parlant officiellement d’une trentaine de morts lors d’une prétendue mutinerie. Une version qui sera reprise pendant des décennies, minimisant l’ampleur et la gravité du drame.
Il faudra attendre 2012 et un discours de François Hollande au Sénégal pour que l’Élysée évoque pour la première fois une « répression sanglante ». Mais sans aller jusqu’à parler de « massacre ». C’est désormais chose faite avec la lettre d’Emmanuel Macron, dans le contexte du 80ème anniversaire de la tragédie qui donne lieu à d’importantes commémorations au Sénégal cette année.
Des zones d’ombre persistent
Pour autant, cette reconnaissance ne met pas un terme définitif au travail de mémoire et de recherche de la vérité. Car de nombreuses zones d’ombre subsistent encore autour du drame de Thiaroye, en particulier sur le nombre exact de victimes ou les circonstances précises des événements.
Depuis plusieurs années, un comité d’historiens sénégalais et français planche sur le sujet, en s’appuyant notamment sur des archives des deux pays. Mais l’accès à certains documents classifiés côté français reste compliqué. « Il y a beaucoup de documents que nous avons demandés et on nous a fait comprendre que ces documents ne sont pas encore communicables du fait du secret défense », explique l’historien Mamadou Fall, membre de ce comité.
L’ouverture des autorités françaises à notre endroit a été manifeste, ils ont fait preuve de beaucoup de bonne volonté. Mais il reste du travail pour établir toute la vérité.
– Mamadou Fall, historien
Au-delà des mots, des actes attendus
Si les historiens saluent ce pas en avant mémoriel et sémantique, ils attendent désormais des actes concrets. Au-delà de la reconnaissance, la France doit selon eux jouer un rôle actif dans la manifestation de la vérité, en ouvrant davantage ses archives.
Côté sénégalais, les nouvelles autorités issues de l’alternance politique en 2022 ont décidé de donner un relief inédit aux commémorations cette année, affichant leur volonté de « réécrire l’histoire » et de rendre justice aux victimes. Un discours de rupture applaudi par une partie de la population, même si d’autres voix mettent en garde contre une instrumentalisation politique de la mémoire.
Que la France soit de bonne foi ou non pourquoi ce serait notre problème ? Nous, ce qui nous intéresse, c’est la vérité. La France fait partie de la conversation, c’est tout.
– Mamadou Diouf, historien
Une vérité qui peine encore à éclater au grand jour, 80 ans après les faits. Si la reconnaissance par Emmanuel Macron du « massacre » de Thiaroye constitue indéniablement une avancée, le chemin reste encore long pour refermer définitivement cette page sombre de l’histoire franco-sénégalaise. Un travail de mémoire essentiel pour construire une relation apaisée et tourner vers l’avenir.
Les récentes déclarations présidentielles ouvrent en tout cas la voie à un nouveau chapitre. Reste à savoir s’il sera celui de la transparence et de la coopération pour établir toute la lumière sur ce drame longtemps occulté. Les historiens, eux, continueront inlassablement leur quête de vérité. Car comme le souligne Rokhaya Fall, chercheuse membre du comité sur Thiaroye, « il fallait sentir cela venir, c’est ce qui doit être ».