Samedi soir, dans un bar engagé de l’Est parisien, l’affiche avait de quoi électriser les esprits : Houria Bouteldja, figure de proue du mouvement décolonial, et Frédéric Lordon, penseur marxiste de renom, se retrouvaient pour un débat à couteaux tirés. Un face-à-face improbable qui a attiré une foule dense et passionnée, avide d’assister à ce choc des extrêmes.
Un bar transformé en arène intellectuelle
Dès 18h, les habitués affluent, une pinte à la main. Le Lieu-Dit, repaire favori des militants de gauche, promet une soirée sous haute tension. Les tables sont poussées contre les murs défraîchis pour laisser place aux chaises en rangs serrés. Cent à deux cents amateurs de joutes oratoires s’agglutinent, femmes et hommes en nombre égal, majoritairement trentenaires et quadras.
L’air est électrique, les esprits s’échauffent déjà. On débat ferme en attendant le coup d’envoi, prévu pour 19h. Les bières coulent à flots, les cocktails aussi. Quelques initiés déplient même des tote bags en guise de fanions. L’atmosphère est à la fête autant qu’à la controverse.
Bouteldja et Lordon, un duo aussi improbable qu’explosif
Peu auraient parié sur un tel attelage : Houria Bouteldja, égérie du Parti des Indigènes de la République, mouvement ouvertement communautariste, et Frédéric Lordon, économiste hétérodoxe et chantre du marxisme. Deux penseurs que tout semble opposer mais qui partagent un rejet viscéral du « système ». L’une prône le séparatisme au nom de l’antiracisme, l’autre appelle à la révolution prolétarienne. Que peuvent-ils bien se dire ?
C’est tout l’enjeu de ce tête-à-tête organisé à l’occasion des 10 ans de Hors-Série, un média militant qui surfe allègrement sur la vague décoloniale. Bouteldja et Lordon sont venus croiser le fer sur le thème explosif des rapports entre race et classe, entre capitalisme et suprématie blanche. Un sujet en or pour enflammer les esprits.
Quand l’indigénisme rencontre le marxisme
19h, les lumières s’éteignent, le brouhaha cesse. Bouteldja et Lordon font leur entrée sous un tonnerre d’applaudissements. Game on. D’emblée, l’échange est musclé. La militante décoloniale dénonce la « fausse conscience de classe », concept marxiste détourné pour fustiger ceux qui oseraient critiquer l’antiracisme politique. Une « manœuvre » digne des « intellectuels blancs » selon elle.
Lordon contre-attaque en pointant les « dérives identitaires » qui diviseraient la gauche radicale. Il réaffirme la centralité de la lutte des classes, seule à même de renverser le capitalisme. Un capitalisme « structurellement raciste », concède-t-il néanmoins. Maigre terrain d’entente entre deux pensées irréconciliables ?
Le racisme n’est pas un problème moral, c’est un rapport social. On ne le résoudra pas par l’amour et les bons sentiments mais par le rapport de forces.
Houria Bouteldja
Le débat vire à la cacophonie, les concepts s’entrechoquent dans un fracas assourdissant. Aliénation contre intersectionnalité, matérialisme contre essentialisme. On ne sait plus qui pense quoi. Le public, d’abord captivé, semble désormais perplexe, perdu dans ce dédale théorique. Certains en profitent pour vider quelques pintes supplémentaires.
Le choc des ego
Plus le débat avance, plus il vire au pugilat dans lequel chacun campe sur ses positions. Bouteldja assume un communautarisme radical, opposant « les blancs » aux « indigènes ». Lordon défend bec et ongles la « communauté des travailleurs » par-delà les clivages ethniques. Deux visions du monde que tout oppose mais qui convergent paradoxalement dans le rejet d’un universalisme jugé factice.
La salle chavire au gré des tirades et des invectives. Certains applaudissent aux propos les plus abrupts de Bouteldja, d’autres hochent la tête aux envolées marxistes de Lordon. Chacun semble trouver son compte dans ce grand déballage idéologique. Un spectacle déroutant pour le novice, jubilatoire pour le militant aguerri.
Il faut penser les rapports sociaux dans leur totalité. Le capitalisme produit conjointement de l’exploitation et des oppressions spécifiques comme le racisme. Il faut lutter sur tous les fronts.
Frédéric Lordon
L’impossible synthèse
Après deux heures d’une joute sans merci, le débat touche à sa fin. Épuisés mais ravis, Bouteldja et Lordon se congratulent, tout en continuant à ferrailler. Aucun n’a cédé un pouce de terrain à l’autre. Leurs visions demeurent inconciliables, malgré une hostilité partagée envers le « système ». C’est le grand enseignement de la soirée.
La salle se vide peu à peu, les esprits s’apaisent, non sans continuer à philosopher autour d’un dernier verre. Chacun y va de son analyse sur ce « dialogue de sourds » qui en dit long sur les fractures de la gauche radicale. Certains rêvent à une mystérieuse synthèse entre lutte des classes et antiracisme politique. D’autres, plus pessimistes, n’y voient qu’un mariage impossible entre deux logiques vouées à s’affronter.
Une chose est sûre : le « Lieu-Dit » a vécu une soirée mémorable. Le genre de joute interdite dont il a le secret. Une bouffée d’air frais, aussi électrique soit-il, dans une France en plein spleen idéologique. Vivement le prochain round !