Dans une avancée majeure pour la justice transitionnelle en Colombie, un tribunal de paix a inculpé six anciens hauts dirigeants de la défunte guérilla marxiste des FARC pour une série de crimes odieux commis contre des milliers d’enfants au plus fort du conflit armé qui a déchiré le pays pendant des décennies. Selon les informations communiquées par la Juridiction spéciale pour la paix (JEP), issue de l’accord de paix historique de 2016, les accusés sont considérés comme les « principaux responsables » du recrutement forcé de quelque 18 000 mineurs entre 1971 et 2016, ainsi que d’autres crimes tout aussi révoltants.
Les enfants, pour la plupart issus de communautés indigènes ou afro-descendantes particulièrement vulnérables, ont été arrachés à leur innocence, leur enfance, leur éducation et leurs rêves, selon les mots poignants du président de la JEP, Alejandro Ramelli. Au-delà de l’enrôlement de force dans les rangs de la guérilla, nombre d’entre eux ont également subi des violences sexuelles, des mauvais traitements, de la torture, voire des assassinats. Un tableau glaçant des pires exactions perpétrées au cours d’un conflit qui aura duré plus d’un demi-siècle.
Des commandants de haut rang sur le banc des accusés
Parmi les six inculpés figurent certains des plus hauts gradés de l’ancienne guérilla, dont Rodrigo Londoño, dernier commandant en chef des FARC avant leur démobilisation et actuel président du parti politique qui en est issu. Sont également visés le député Julian Gallo et Milton de Jesus Toncel, ce dernier étant par ailleurs recherché par les États-Unis pour trafic de drogue. Si la JEP les a d’ores et déjà reconnus comme étant les principaux responsables de ce système généralisé de recrutement de mineurs, elle ne leur impute toutefois pas de responsabilité « matérielle directe » concernant les violences sexuelles mais plutôt une responsabilité par omission.
Un phénomène « systématique » au sein de l’ex-guérilla
L’enquête menée par la JEP a permis de mettre en lumière l’ampleur de ces crimes, loin d’être des cas isolés malgré l’interdiction supposée de recruter des enfants de moins de 15 ans au sein des FARC. Selon la magistrate Lily Rueda, les preuves attestent au contraire d’un « phénomène systématique, ni isolé, ni sporadique ». Des dizaines de milliers de mineurs ont ainsi été enrôlés de force dans les rangs de ce qui fut un temps la guérilla la plus puissante d’Amérique latine, et ce en toute connaissance de cause des hauts commandants aujourd’hui inculpés.
Des victimes par milliers, des disparus par centaines
Le bilan humain de ces crimes est effroyable. Au moins 135 mineurs ont été victimes de violences sexuelles, un chiffre probablement en deçà de la réalité au vu de la difficulté à recueillir des témoignages sur ces sujets ultrasensibles. Pire encore, près d’un tiers des enfants recrutés de force par les FARC sont toujours portés disparus à ce jour, laissant des milliers de familles dans l’incertitude la plus totale quant au sort de leurs proches.
Face à ces accusations accablantes, Rodrigo Londoño s’est fendu d’un tweet laconique reconnaissant les « conduites » relevées par la JEP, évoquant un « chemin vers la non-répétition et la réconciliation » et assurant que « ces événements n’auraient pas dû se produire ». Des mots qui sonnent bien creux aux oreilles des victimes et de leurs familles, en quête de vérité, de justice et de réparation pour ces crimes imprescriptibles.
Quelle justice pour les victimes ?
Si ces inculpations constituent indéniablement une étape cruciale, le chemin vers une justice effective pour les victimes est encore long et semé d’embûches. Conformément au mandat qui lui a été confié, la JEP doit à présent juger ces crimes et proposer des peines alternatives à la prison à ceux qui avoueront leurs actes et dédommageront les victimes. Un exercice d’équilibriste entre la nécessité de rendre justice, l’impératif de préserver le fragile processus de paix et le droit inaliénable des victimes à la vérité et à la réparation.
Car si la paix est à ce prix, elle ne saurait se construire sur l’impunité des bourreaux ni sur l’oubli des souffrances endurées par les victimes. C’est tout l’enjeu des travaux de cette juridiction d’exception, chargée de tourner la page d’un des plus longs et plus sanglants conflits du continent sans pour autant céder à la tentation d’un coup d’éponge sur les crimes du passé. Un défi immense, à la mesure des plaies encore ouvertes de la société colombienne.
Un message fort en faveur des droits de l’enfant
Au-delà du cas colombien, ces inculpations adressent un message fort à tous ceux qui, de par le monde, continuent de bafouer impunément les droits les plus élémentaires des enfants dans les conflits armés. Recrutement forcé, violences sexuelles, meurtres… Autant de crimes qui détruisent des vies et hypothèquent l’avenir de nations entières. En rappelant que même les plus puissants ne sauraient échapper à la justice, la décision de la JEP contribue à tracer une ligne rouge essentielle pour la protection des enfants dans les guerres.
Reste à espérer que cette avancée historique en Colombie fasse des émules et encourage d’autres pays à affronter les démons de leur passé pour construire des sociétés plus justes et apaisées. Car ce n’est qu’en regardant l’histoire en face, aussi douloureuse soit-elle, que l’on peut espérer bâtir un avenir meilleur pour tous, à commencer par les enfants, premières victimes de la folie des hommes. Un combat de chaque instant qui nous concerne tous, au nom des valeurs universelles d’humanité et de dignité.