Il y a dix ans débutait le programme Scorpion, une ambitieuse modernisation des blindés de l’armée de Terre française. L’objectif : renouveler des véhicules vieillissants et les mettre en réseau pour décupler leur efficacité au combat. Mais alors que le conflit en Ukraine rappelle la réalité brutale de la guerre de haute intensité, des voix s’interrogent sur l’adaptation de ces blindés nouvelle génération aux menaces d’aujourd’hui et de demain.
Une révolution tactique grâce à “l’infovalorisation”
Plus qu’un simple remplacement de matériel, le programme Scorpion est pensé comme une rupture dans la façon de combattre. Les nouveaux blindés à roues comme le Griffon ou le Jaguar sont truffés de capteurs, intègrent un système d’information et une radio nouvelle génération qui permettent de partager les données en temps réel.
C’est ce que les stratèges appellent “l’infovalorisation” : chaque véhicule alimente un véritable intranet de combat, où s’affichent les positions des unités amies et les ordres de mission. Un blindé détecté par l’ennemi alerte immédiatement les autres. Avec cette numérisation du champ de bataille, l’armée française espère avoir une longueur d’avance.
Vers le “combat collaboratif”
À terme, le programme Scorpion doit interconnecter tous les systèmes majeurs de l’armée de Terre : blindés, artillerie, hélicoptères, infanterie… Comme l’explique un ancien responsable :
Aujourd’hui, on parle d’infovalorisation, en 2030 on parlera de combat collaboratif.
Cette guerre en réseau a même séduit nos voisins belges, qui ont rejoint le programme pour pouvoir opérer de façon interopérable avec les forces tricolores.
Des vulnérabilités face à la guerre électronique ?
Mais cette interconnexion a son revers : les blindés Scorpion émettent un rayonnement électromagnétique détectable, qui pourrait permettre à un ennemi de les localiser et de les cibler. C’est particulièrement préoccupant à l’aune du conflit ukrainien, qui a vu un usage intensif de la guerre électronique pour brouiller les communications et les systèmes adverses.
Pour certains experts, la résilience au brouillage de ces blindés numériques reste à démontrer. D’autant que le programme a été conçu au milieu des années 2000, dans un contexte opérationnel bien différent de celui d’aujourd’hui :
Scorpion, dans l’état dans lequel il arrive dans les unités aujourd’hui a été pensé pour les opérations de l’époque, c’est-à-dire les opérations extérieures.
Des lacunes capacitaires pour la haute intensité ?
Autre enjeu majeur : les capacités de combat des nouveaux blindés dans un environnement de haute intensité. Si des mortiers équiperont le Griffon, il n’est par exemple pas prévu de défense sol-air ou de lutte anti-drones, des domaines qui s’avèrent cruciaux en Ukraine.
De même, le retour d’expérience des combats dans le Donbass tend à remettre au goût du jour des engins chenillés et fortement blindés, plus aptes à affronter la boue des champs de bataille. Des caractéristiques qui ne semblent pas être celles du Griffon et du Jaguar :
Le Griffon et le Jaguar feront du combat de haute intensité, mais vu leur niveau de protection et d’agression, ils ne seront peut-être pas au centre du dispositif.
Un concept à éprouver “au feu”
Pour autant, il serait prématuré de tirer des conclusions définitives sur l’adéquation du programme Scorpion aux conflits de demain. Comme le souligne un chercheur de l’Institut français des relations internationales (Ifri) :
Le concept demande à être confronté au feu.
C’est en effet sur les théâtres d’opérations, face à un ennemi déterminé, que les forces et faiblesses de ces nouveaux blindés se révèleront pleinement. L’armée de Terre en est consciente et a déjà prévu d’adapter la doctrine d’emploi et les futurs développements en fonction des premiers retours d’expérience.
Car Scorpion n’est pas un programme figé mais bien un chantier de longue haleine, qui doit fournir à la France une cavalerie blindée à la pointe pour les décennies à venir. Un défi technique et capacitaire qui nécessitera un effort budgétaire soutenu et une agilité permanente pour intégrer les leçons des engagements à venir et les ruptures technologiques. À ce prix, nos blindés nouvelle génération pourront tenir leur rang dans les guerres du XXIe siècle.