Alors que l’Italie fait face à un afflux continu de migrants traversant la Méditerranée, le gouvernement de coalition mené par Giorgia Meloni s’efforce de préserver un accord controversé conclu avec l’Albanie. Mais les tribunaux italiens s’y opposent, créant une vive tension entre l’exécutif et le judiciaire.
Un décret pour contourner l’obstacle judiciaire
Vendredi dernier, les juges du tribunal de Rome ont décidé que les 12 premiers migrants renvoyés en Albanie dans le cadre de cet accord devaient être reconduits en Italie. Un revers cuisant pour la Première ministre Giorgia Meloni, qui comptait faire de cet accord un modèle pour l’Europe en matière de gestion migratoire.
En réponse, le gouvernement italien se réunit ce lundi pour adopter un décret visant à contourner cette décision de justice. Le texte devrait inscrire dans la loi une liste de 22 pays considérés comme “sûrs” par l’exécutif. Cela permettrait à l’Italie de traiter en urgence depuis l’Albanie les demandes d’asile des migrants originaires de ces pays.
L’Italie se heurte au droit européen
Mais ce projet de décret se heurte à un obstacle de taille : la primauté du droit européen sur le droit national. En effet, les juges italiens s’appuient sur une récente décision de la Cour européenne de Justice, selon laquelle les États membres ne peuvent désigner comme “sûrs” que des pays entiers, et non certaines régions spécifiques au sein de ces pays.
Or, la liste établie par le gouvernement italien comprend des régions qui ne sont pas considérées comme sûres selon les critères européens. Une contradiction qui expose le décret à un risque d’invalidation.
Giorgia Meloni dénonce un “parti-pris politique” des juges
Face à cet obstacle judiciaire, la Première ministre Giorgia Meloni n’a pas mâché ses mots. Elle a accusé les juges de faire preuve de “parti-pris politique” et de vouloir “mettre des bâtons dans les roues” du gouvernement.
Je ne pense pas qu’il revienne aux juges de dire quels pays sont sûrs, mais au gouvernement.
Giorgia Meloni, Première ministre italienne
Mme Meloni a exprimé sa frustration de voir l’Italie empêchée de montrer l’exemple en Europe sur la question migratoire, alors même que “toute l’Europe regarde avec intérêt” ce que fait son gouvernement.
Un précédent avec les ONG de sauvetage en mer
Ce n’est pas la première fois que le gouvernement italien s’oppose frontalement à la justice sur la question migratoire. Il s’était déjà heurté aux tribunaux lorsqu’il avait voulu empêcher les ONG de secourir des migrants en Méditerranée.
Cette nouvelle passe d’armes avec la justice montre la détermination de Giorgia Meloni à tenir ses promesses de campagne sur l’immigration, quitte à se mettre en porte-à-faux avec les principes de l’État de droit. Une posture qui suscite de vives critiques dans l’opposition.
L’affaire prend une tournure politique
La polémique a franchi un nouveau cap dimanche, lorsque Giorgia Meloni a publié sur les réseaux sociaux des extraits d’un courrier interne d’un juge mettant en garde contre elle, la qualifiant de “plus forte et plus dangereuse” que Silvio Berlusconi.
Une divulgation partielle que l’opposition a vivement dénoncée, soulignant que la Première ministre n’avait pas publié la suite du courrier, où le juge précisait que les tribunaux devaient “défendre une justice indépendante” sans pour autant faire “de l’opposition politique”.
Cette escalade verbale témoigne de la tension croissante entre le gouvernement et la magistrature sur fond de durcissement de la politique migratoire italienne. Un bras de fer qui s’annonce long et périlleux, tant les positions semblent irréconciliables de part et d’autre.
L’Italie en première ligne face aux arrivées de migrants
Il faut dire que l’enjeu est de taille pour l’Italie, qui se trouve en première ligne face aux arrivées de migrants traversant la Méditerranée depuis les côtes nord-africaines. Un phénomène qui ne cesse de s’amplifier ces dernières années, mettant à rude épreuve le système d’accueil italien.
Lors de son élection en 2022, Giorgia Meloni avait fait de la lutte contre l’immigration irrégulière une priorité absolue. Elle avait promis d’arrêter les débarquements, d’accélérer les expulsions et de contraindre les voisins européens à davantage de solidarité.
Un an plus tard, force est de constater que ces objectifs sont loin d’être atteints. Malgré une rhétorique musclée et des mesures controversées, le gouvernement peine à endiguer les arrivées et à convaincre ses partenaires européens de partager le “fardeau” migratoire.
Un accord en sursis
Dans ce contexte, l’accord avec l’Albanie revêt une importance capitale aux yeux de l’exécutif italien. Il permettrait en effet de renvoyer rapidement une partie des migrants dans un pays tiers considéré comme sûr, allégeant ainsi la pression sur le système d’asile italien.
Mais avec la décision des juges de suspendre les renvois, c’est tout l’édifice qui menace de s’effondrer. Si le décret gouvernemental ne parvient pas à contourner cet obstacle juridique, l’accord pourrait être purement et simplement annulé.
Un scénario catastrophe pour Giorgia Meloni, qui a fait de cet accord un symbole de sa politique migratoire. La Première ministre se retrouverait alors en grande difficulté, contrainte de trouver d’urgence une alternative crédible pour tenir ses engagements.
L’Europe observe avec attention
Au-delà des frontières italiennes, c’est toute l’Europe qui suit avec attention ce bras de fer entre Rome et sa justice. Car l’enjeu dépasse largement le seul cas de l’Albanie : c’est toute la stratégie européenne de sous-traitance de l’asile qui est en question.
De plus en plus de pays, à commencer par la France et l’Allemagne, cherchent en effet à nouer des partenariats similaires avec des états tiers pour y renvoyer les demandeurs d’asile. Une externalisation qui suscite de vives critiques de la part des ONG de défense des droits humains.
Si l’accord italo-albanais venait à être invalidé, cela créerait un précédent embarrassant pour les tenants de cette approche. À l’inverse, s’il est maintenu malgré l’opposition des juges, cela pourrait ouvrir la voie à une généralisation de ce modèle en Europe.
Quoi qu’il en soit, cette affaire illustre parfaitement les dilemmes auxquels est confrontée l’Union européenne en matière migratoire. Tiraillée entre la tentation du repli et l’impératif de respecter le droit d’asile, elle peine à définir une ligne claire et cohérente.
Et c’est peu dire que le gouvernement italien, par sa posture intransigeante, ne contribue pas à apaiser le débat. Au contraire, il semble déterminé à pousser le bras de fer jusqu’au bout, quitte à se mettre en délicatesse avec les principes fondamentaux de l’État de droit.
Une attitude qui inquiète vivement les défenseurs des libertés publiques, qui craignent une dérive autoritaire du pouvoir exécutif. Mais aussi une partie de la magistrature, qui voit dans ces attaques une remise en cause sans précédent de son indépendance.
Dans ce contexte explosif, il est plus que jamais nécessaire de trouver un point d’équilibre entre la légitime préoccupation de maîtriser les flux migratoires et le respect inconditionnel des droits fondamentaux. Un défi immense, qui engagera l’avenir du projet européen.