La guerre en Ukraine a brisé les tabous et ouvert une boîte de Pandore dont le contenu continue de se déverser sur le monde. C’est le constat glaçant que dresse Dmitri Gloukhovski, célèbre auteur russe de la saga « Métro 2033 », désormais contraint à l’exil pour avoir osé critiquer l’offensive militaire déclenchée par Vladimir Poutine.
Condamné à 8 ans et demi de prison par contumace, le romancier vit aujourd’hui en exil, mais son regard acéré sur la société russe et les rouages du pouvoir n’a rien perdu de sa pertinence. Au contraire, avec le recul imposé par l’éloignement, Dmitri Gloukhovski parvient à décrypter avec une lucidité encore plus grande les ressorts profonds du régime poutinien et les conséquences vertigineuses de son aventurisme militaire en Ukraine.
L’ascension de Poutine ou la chronique d’une tragédie annoncée
Pour l’écrivain, les racines du mal plongent loin dans l’histoire russe post-soviétique. Lorsqu’on l’interroge sur les origines de l’ascension fulgurante de Vladimir Poutine, Dmitri Gloukhovski n’hésite pas à remonter aux années 1990, une décennie marquée par le chaos et l’humiliation d’une superpuissance déchue :
La Russie des années 1990 était un pays à genoux, en proie à une misère et une criminalité endémiques. Poutine a su exploiter ce traumatisme et cette soif de revanche pour s’imposer comme l’homme providentiel, seul capable de redresser le pays.
– Dmitri Gloukhovski
Une fois au pouvoir, le nouveau maître du Kremlin s’est employé méthodiquement à verrouiller tous les contre-pouvoirs, muselant l’opposition, bridant les médias et étouffant la société civile dans un étau toujours plus oppressant. Une dérive autoritaire que Dmitri Gloukhovski a observée avec une angoisse croissante, pressentant le pire.
Ukraine : la transgression ultime
Et le pire a fini par advenir, avec le déclenchement le 24 février 2022 de « l’opération militaire spéciale » , cet euphémisme orwellien servant à masquer la réalité crue d’une invasion de l’Ukraine souveraine. Pour Dmitri Gloukhovski, cette agression constitue un point de non-retour, la transgression ultime d’un régime qui ne connaît plus aucune limite :
En attaquant l’Ukraine, Poutine a franchi un Rubicon moral et brisé le tabou absolu de la guerre. Désormais, plus rien ne l’arrêtera. Tous les coups sont permis, toutes les folies sont à craindre de sa part.
– Dmitri Gloukhovski
Une inquiétude que l’écrivain partage avec de nombreux observateurs, qui redoutent de voir le conflit ukrainien dégénérer en une confrontation globale aux conséquences apocalyptiques.
Étouffer la contestation, broyer les âmes
Face à cette dérive guerrière, les voix dissidentes se font de plus en plus rares en Russie. Et pour cause : la répression féroce qui s’est abattue sur tous ceux qui osent exprimer leur opposition à la ligne du Kremlin a réduit au silence les derniers îlots de résistance. Une purge impitoyable dont Dmitri Gloukhovski lui-même a fait les frais :
J’ai tenté de m’opposer à cette folie guerrière par les mots, mais le régime a voulu me faire taire par la force. Mon cas est loin d’être isolé : des centaines d’artistes, d’intellectuels, de journalistes sont aujourd’hui persécutés, emprisonnés, contraints à l’exil pour avoir dit non à la guerre.
– Dmitri Gloukhovski
Une purification de la sphère publique qui vise non seulement à étouffer toute contestation, mais aussi et surtout à formater les esprits, à inculquer la peur et la soumission jusqu’au plus profond des âmes russes.
Quel avenir pour la Russie ?
Dans ce contexte d’une noirceur abyssale, quel espoir subsiste-t-il pour la Russie ? Dmitri Gloukhovski se montre pessimiste. Pour lui, le pays est engagé sur une voie funeste dont il sera très difficile de dévier :
Poutine a verrouillé le système de manière si brutale et si féroce qu’il est très difficile d’imaginer une issue pacifique et démocratique à ce cauchemar. Je crains que la Russie ne soit condamnée à sombrer toujours plus dans les ténèbres de la dictature et du délire guerrier.
– Dmitri Gloukhovski
Un avenir bien sombre que l’auteur de « Métro 2033 » espère conjurer par la force des mots et de la raison. Mais il ne se fait guère d’illusions : le chemin sera long et ardu pour que la Russie retrouve un jour le chemin de la paix et de la démocratie.
En attendant, c’est toute l’Europe qui retient son souffle, suspendue aux soubresauts d’un conflit dont l’issue incertaine continuera longtemps de projeter son ombre menaçante sur le destin du continent.
