À quelques jours d’une élection cruciale, un sentiment lourd plane sur les rues de Bangui. « Quoi qu’on vote, rien ne changera », confie un habitant las, résumant le désarroi de nombreux Centrafricains. Alors que le pays s’apprête à renouveler ses dirigeants le 28 décembre, l’engouement affiché par les chiffres officiels cache une réalité bien plus sombre : une abstention massive en perspective.
Un quadruple scrutin sous le signe de la résignation
Le pays doit élire simultanément son président, ses députés, ainsi que ses représentants municipaux et régionaux. L’organisme chargé des élections annonce fièrement plus de 2,3 millions d’inscrits, un nombre qui suggère un intérêt renouvelé pour la démocratie. Pourtant, sur le terrain, les conversations révèlent un tout autre tableau.
Beaucoup, comme Joshua, un technicien de 38 ans travaillant pour une organisation non gouvernementale, ont déjà décidé de ne pas se déplacer jusqu’aux urnes. Ce choix n’est pas anodin : il reflète une profonde perte de confiance dans le processus électoral et dans les acteurs politiques qui le portent.
Des avancées sécuritaires reconnues, mais insuffisantes
Plusieurs voix s’accordent à reconnaître des progrès notables en matière de sécurité depuis la fin des violences les plus intenses en 2013. La cohabitation entre communautés chrétiennes et musulmanes s’est apaisée, permettant à nouveau des interactions pacifiques dans les rues.
« Maintenant, chrétiens et musulmans peuvent marcher ensemble », note une habitante avec une certaine satisfaction. Cette paix relative représente un acquis précieux après les années sombres marquées par les affrontements entre groupes armés et milices d’auto-défense.
Cependant, ces améliorations ne compensent pas les carences criantes dans d’autres domaines essentiels. La population continue de souffrir d’un quotidien marqué par des difficultés structurelles profondes qui alimentent le sentiment d’abandon.
La santé et l’éducation, des drames persistants
Le système hospitalier reste particulièrement pointé du doigt. Un responsable sécurité dans une organisation internationale décrit sans détour le « drame » que constituent les principaux établissements de Bangui, souvent dans un état de vétusté avancée.
L’expérience personnelle de proches hospitalisés laisse des traces indélébiles et renforce la conviction que les priorités ne sont pas les bonnes. L’absence de services de base adéquats touche également l’éducation, où les infrastructures et les moyens manquent cruellement.
Ces dysfonctionnements quotidiens pèsent lourd dans le quotidien des familles, qui luttent pour accéder à des soins décents ou offrir une scolarité correcte à leurs enfants.
Pauvreté endémique et coût de la vie exorbitant
Dans ce pays enclavé, classé parmi les plus pauvres du monde, plus de 70 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. Cette statistique brutale se traduit concrètement par un coût de la vie devenu insoutenable pour beaucoup.
Les habitants évoquent tour à tour l’absence de régulation efficace, notamment en matière de sécurité routière, et les difficultés à subvenir aux besoins fondamentaux. Travailler dur devient la seule priorité, reléguant la politique au second plan.
Une femme de ménage et cuisinière de 39 ans explique ainsi qu’elle n’a « pas de temps » pour s’intéresser aux élections, trop occupée à assurer la survie de ses enfants. Son vote, dit-elle avec résignation, « ne changera rien de toute façon ».
Le clientélisme, un poison pour la confiance
Au-delà des problèmes matériels, c’est le fonctionnement même du système qui est remis en cause. L’attribution des postes dans l’administration ou l’armée privilégie souvent les liens familiaux au détriment de la compétence.
Ce clientélisme dénoncé par plusieurs interlocuteurs mine la crédibilité des institutions et renforce le sentiment que le mérite n’a plus sa place. Il contribue à détourner les citoyens compétents et honnêtes de l’engagement public.
Dans ce contexte, même ceux qui ont soutenu le président sortant lors de son premier mandat expriment aujourd’hui une profonde déception, sans pour autant se tourner vers l’opposition.
Une opposition perçue comme inefficace
Les griefs ne se limitent pas au pouvoir en place. L’opposition essuie également de vives critiques pour ses « désaccords systématiques » jugés peu constructifs. Incapable de proposer une alternative crédible, elle peine à convaincre les électeurs déçus.
Aucun des sept candidats en lice ne parvient à rallier ceux qui, comme ce responsable sécurité, choisissent finalement l’abstention. Ni soutien au président sortant, ni adhésion à ses adversaires : le vide politique s’installe.
Cette absence de choix satisfaisant renforce la conviction que le scrutin ne changera rien à la situation du pays.
Un scrutin joué d’avance ?
Le président sortant, âgé de 68 ans, brigue un troisième mandat après avoir fait adopter une nouvelle constitution en 2023. Ce texte, critiqué pour être taillé sur mesure, lui ouvre la voie à une présidence prolongée.
Une partie de l’opposition a appelé au boycott, dénonçant une « mascarade » électorale et regrettant l’absence de dialogue politique promis. Ces appels trouvent un écho auprès de ceux qui estiment connaître déjà « plus ou moins l’issue » du vote.
Le slogan du parti présidentiel, promettant une victoire « au premier tour », alimente les soupçons de résultats truqués. « Ils nous voleront les élections quoi qu’on vote », lance un habitant, pointant un manque criant de transparence.
« On connaît déjà plus ou moins l’issue, il n’y a personne pour faire le contrepoids au président. »
Un électeur désabusé à Bangui
Cette perception d’inégalité des chances entre le pouvoir en place et ses opposants décourage définitivement ceux qui pourraient encore hésiter à s’abstenir.
Les freins majeurs à la participation citoyenne
Deux obstacles principaux émergent des témoignages recueillis : le désintérêt profond pour la politique et la résignation face à des résultats perçus comme prédéterminés. Ces sentiments ne datent pas d’aujourd’hui mais s’enracinent dans des années de promesses non tenues.
Certains ont perdu leur carte d’électeur sans jamais se réinscrire, signe d’un décrochage durable. D’autres, ayant voté une seule fois par le passé, ne voient plus l’intérêt de renouveler l’expérience.
Le traumatisme des violences passées, bien que surmonté en surface, laisse des traces qui se manifestent aujourd’hui par cette distance prise avec le politique.
Vers une abstention record ?
Alors que les résultats provisoires ne seront connus que début janvier, la mobilisation des candidats contraste cruellement avec l’apathie de nombreux électeurs potentiels. Le fossé entre la classe politique et la population semble s’être creusé de manière irrémédiable.
Ce désenchantement massif pose la question de la légitimité future des élus, quel que soit le vainqueur. Dans un pays où les besoins fondamentaux restent insatisfaits, la démocratie risque de pâtir durablement de cette défiance généralisée.
Les témoignages recueillis à Bangui dessinent le portrait d’une société épuisée, qui aspire avant tout à des changements concrets plutôt qu’à des alternances de pouvoir sans lendemains. L’élection à venir pourrait marquer un tournant, non pas par son résultat, mais par le message envoyé par ceux qui choisiront de rester chez eux.
Face à cette réalité, les autorités et les acteurs politiques auront fort à faire pour restaurer une confiance érodée par des années de déceptions accumulées. Le chemin s’annonce long pour redonner sens au vote dans le cœur des Centrafricains.
En résumé :
- Progrès sécuritaires reconnus mais insuffisants
- Crise persistante dans la santé et l’éducation
- Pauvreté massive et coût de la vie élevé
- Clientélisme dénoncé dans les nominations
- Défiance envers le pouvoir et l’opposition
- Conviction d’un scrutin manipulé
- Abstention comme forme de protestation silencieuse
Ce tableau dressé par les habitants eux-mêmes interroge sur l’avenir démocratique du pays. Au-delà des bulletins de vote, c’est la relation entre gouvernants et gouvernés qui semble devoir être entièrement repensée pour espérer un renouveau véritable.
Les jours à venir diront si ce désenchantement se traduira effectivement par une participation historiquement basse. Quoi qu’il en soit, le message délivré par cette lassitude populaire mérite d’être entendu bien au-delà des frontières centrafricaines.









