Imaginez-vous en train de siroter un vin chaud, entouré de rires d’enfants sur un manège scintillant, avec un immense sapin de Noël qui illumine la nuit. Et soudain, une sirène déchire le silence, annonçant l’arrivée de missiles. Cette scène n’est pas tirée d’un film dystopique : elle se déroule bel et bien à Kiev, en cette fin décembre 2025.
Dans la capitale ukrainienne, les fêtes de fin d’année cohabitent avec une guerre qui dure depuis bientôt quatre ans. Les habitants oscillent constamment entre moments de joie ordinaire et rappels brutaux du conflit. Ce contraste saisissant définit aujourd’hui leur quotidien.
Un Noël sous tension dans la capitale ukrainienne
Les décorations festives sont bien présentes dans les rues de Kiev. Sapins géants, guirlandes lumineuses, marchés de Noël : tout semble prêt pour célébrer comme dans n’importe quelle grande ville européenne. Pourtant, cette normalité apparente cache une réalité bien plus complexe.
Les attaques aériennes russes restent quasi quotidiennes. Selon les données de l’armée de l’air ukrainienne analysées cette année, presque aucune nuit n’a été épargnée par des frappes sur les villes du pays. Mardi dernier, la capitale a encore été touchée, causant plusieurs blessés.
Ce paradoxe marque profondément les esprits. Les habitants doivent jongler mentalement entre leur vie de tous les jours et les conséquences dramatiques du conflit. Beaucoup décrivent une sensation d’esprit « scindé en deux ».
Des moments de joie malgré tout
Devant un stand de vin chaud, une jeune femme pose pour une photo avec son compagnon. Autour d’eux, des enfants tournoient sur un manège illuminé. Ces scènes simples représentent un besoin vital : changer d’air, retrouver un peu de légèreté.
Vlada Ovchinnikova, 25 ans, exprime parfaitement ce sentiment. Elle souligne que les gens ont besoin de fêtes, de photos souvenirs, de bons repas. Ces instants permettent d’échapper, même brièvement, à la pression constante des alertes.
« Les gens pensent que nous n’avons que les missiles et les abris. Mais nous avons aussi des fêtes. Prendre des photos, boire du vin chaud, manger de bons petits plats, c’est agréable de changer d’air. »
Cette jeune femme reconnaît cependant le caractère étrange de la situation. Se réveiller avec la nouvelle d’un décès causé par une frappe, puis aller travailler comme si de rien n’était : voilà le quotidien de nombreux Kiéviens.
Parfois, la réalité reprend le dessus brutalement. « D’habitude, nous n’y pensons pas, mais soudain, nous nous souvenons : bon sang, ça ne devrait vraiment pas être comme ça », confie-t-elle.
Le marché de Noël, symbole de résilience
Au marché de Noël de l’Expocenter de Kiev, l’affluence ne faiblit pas. Plus de 330 000 visiteurs ont déjà déambulé entre les stands durant les trois premières semaines de décembre. Patinoire, manèges, chorégraphies de personnages déguisés : l’ambiance festive est bien là.
Malgré les coupures d’électricité fréquentes – conséquences directes des frappes sur les infrastructures énergétiques –, les organisateurs maintiennent les animations grâce à des générateurs. La musique hivernale résonne, parfois couverte par les cris joyeux des enfants.
Svitlana Iakovleva, 57 ans, serre tendrement ses deux petits-enfants pendant qu’ils regardent un spectacle de bonshommes de neige. Pour elle, il est essentiel que les plus jeunes puissent vivre leur enfance, même dans ce contexte.
« Nos enfants veulent ressentir du bonheur, vivre leur enfance. »
À chaque alerte aérienne, cette grand-mère suit une routine bien rodée. Elle vérifie les informations officielles sur son téléphone, puis décide soit de se mettre à l’abri, soit de poursuivre la sortie. Une attitude partagée par beaucoup d’Ukrainiens face à la récurrence des menaces.
Myroslava, sa petite-fille de six ans, se plaint surtout des coupures de courant à la maison. Malgré des solutions de secours électriques, ces désagréments font partie de son quotidien. Née peu avant l’invasion à grande échelle, elle a passé presque toute sa vie dans un pays en guerre.
Les enfants s’adaptent remarquablement. Ils connaissent les procédures, comprennent les alertes. « Les enfants savent tout (…) Ils se sont adaptés », note leur grand-mère avec une pointe de tristesse.
Le débat sur les illuminations festives
En pleine période de Noël – célébré le 25 décembre, le 7 janvier, ou les deux selon les traditions familiales –, une question divise : faut-il maintenir les décorations lumineuses alors que l’énergie manque cruellement ?
Début décembre, la Première ministre Ioulia Svyrydenko a clairement tranché : les illuminations décoratives ne constituent pas une priorité. Elle a appelé les citoyens à réduire leur consommation électrique.
Cependant, certaines célébrations persistent. Devant les dômes dorés de la cathédrale Sainte-Sophie, un sapin de Noël trône fièrement dans le centre historique. Ces symboles maintiennent un lien avec les traditions, malgré les restrictions.
Les dates de Noël en Ukraine
- 25 décembre : date adoptée par une partie de la population et certaines églises
- 7 janvier : correspondant au 25 décembre du calendrier julien, tradition orthodoxe historique
- Les deux dates : choix de nombreuses familles selon leur contexte culturel
Une joie émoussée par la douleur
Pour beaucoup, l’envie de fête s’est émoussée au fil des années de conflit. Danylo Tkatchenko, 27 ans, avoue que les Russes lui ont « privé de son envie de faire la fête il y a longtemps ». Les célébrations n’ont plus la même saveur qu’avant.
Cependant, il refuse de céder complètement à la morosité. Mariages, naissances continuent malgré tout. « Même dans les moments les plus sombres, et littéralement sombres, car nous sommes privés d’électricité en raison des attaques constantes, nous continuons à vivre », explique-t-il.
Son amie Elizaveta Irjavska, 29 ans, fond en larmes en désignant le monastère Saint-Michel tout proche. Deux jours plus tôt, elle y assistait aux funérailles du mari d’une amie, mort au front.
« C’est douloureux, mais nous devons continuer à vivre pour ceux qui sont encore en vie, pour ceux qui se sont battus afin que nous puissions avoir cette chance. Sinon, tout aura été en vain. »
Cette phrase résume l’état d’esprit dominant : une résilience farouche, un refus de laisser la guerre voler également leur humanité et leur capacité à ressentir de la joie.
Une adaptation forcée au quotidien
Après presque quatre ans de guerre, les Ukrainiens ont développé une capacité d’adaptation impressionnante. Les alertes aériennes font partie du décor sonore, au même titre que les chants de Noël diffusés sur les marchés.
Cette normalisation du danger ne signifie pas indifférence. Elle reflète plutôt une stratégie de survie psychologique : compartimenter pour continuer à avancer. Travailler, aimer, célébrer deviennent des actes de résistance en eux-mêmes.
Les enfants incarnent particulièrement cette résilience. Ayant grandi dans ce contexte, ils intègrent les contraintes sans les laisser totalement dominer leur enfance. Les manèges tournent, les rires fusent, même quand le ciel menace.
Les adultes, eux, portent le poids des pertes accumulées. Chaque fête ravive le souvenir de ceux qui ne sont plus là, de ceux qui combattent au front. Pourtant, renoncer totalement aux célébrations reviendrait à offrir une victoire supplémentaire à l’agresseur.
Entre ombre et lumière : l’esprit de Noël ukrainien
Le Noël 2025 à Kiev illustre parfaitement cette dualité. Les lumières festives brillent grâce à des générateurs, défiant les blackouts imposés par les frappes. Les familles se rassemblent, créant des souvenirs précieux dans un temps suspendu.
Cette capacité à préserver des îlots de normalité témoigne d’une force intérieure remarquable. Les Ukrainiens refusent que la guerre dicte entièrement leur existence. Ils choisissent, autant que possible, de continuer à vivre pleinement.
Les scènes du marché de Noël – enfants émerveillés, couples complices, grands-parents protecteurs – contrastent violemment avec les sirènes et les explosions lointaines. Mais c’est précisément dans ce contraste que réside leur message : la vie persiste, l’espoir aussi.
En cette période de fêtes, les Kiéviens nous rappellent une vérité essentielle. Même dans les circonstances les plus difficiles, l’être humain cherche la lumière. Il célèbre, il rit, il aime. Parce que renoncer à tout cela reviendrait à perdre bien plus qu’une bataille.
Le sapin devant Sainte-Sophie continue de briller. Les manèges tournent. Le vin chaud réchauffe les mains et les cœurs. Et malgré tout, Noël reste Noël, même sous les bombes.
Dans la nuit ukrainienne, entre éclats de joie et grondements lointains, une certitude demeure : tant qu’il y aura des rires d’enfants et des lumières de Noël, l’espoir ne s’éteindra pas.
Cette résilience quotidienne, cette capacité à maintenir des traditions face à l’adversité, force l’admiration. Elle montre que la guerre peut détruire des infrastructures, priver d’électricité, semer la mort, mais elle ne parvient pas à éteindre complètement l’esprit humain.
À Kiev comme ailleurs en Ukraine, ce Noël 2025 restera sans doute gravé dans les mémoires. Non pas comme une fête insouciante, mais comme un acte de défi tranquille. Une affirmation de vie au milieu du chaos.
Et demain, quand les sirènes retentiront à nouveau, les habitants reprendront leur routine. Ils vérifieront leur téléphone, choisiront parfois l’abri, parfois la poursuite de la journée. Parce qu’arrêter de vivre n’est tout simplement pas une option.
Au final, ce paradoxe kiévien enseigne une leçon universelle : la joie et la douleur peuvent coexister. Elles le doivent même, pour que la première continue d’exister malgré la seconde.









