Il est environ quatre heures trente du matin. La nuit est encore profonde, l’air glacé. Dans un quartier calme des Hauts-de-Seine, deux silhouettes s’agitent nerveusement près des berges de la Seine. Au-dessus d’eux, un bourdonnement discret, presque imperceptible : un drone de taille modeste effectue des cercles précis au-dessus des hauts murs d’une maison d’arrêt. Ce que beaucoup considèrent encore comme un simple jouet technologique est en train de devenir l’une des nouvelles armes favorites des réseaux de contrebande carcérale.
Quand les airs deviennent la nouvelle frontière de la contrebande carcérale
Ce qui s’est passé cette nuit-là à Nanterre n’est malheureusement plus une anecdote isolée. C’est un symptôme d’une évolution rapide et inquiétante des modes opératoires utilisés pour introduire des objets interdits derrière les barreaux.
Les téléphones portables, les cartes SIM, les stupéfiants, les chargeurs, parfois même des armes blanches de petit gabarit… tout ce qui peut améliorer le quotidien d’un détenu, monnayer du pouvoir à l’intérieur ou maintenir un lien avec l’extérieur, suscite une demande permanente. Et l’offre, très créative, s’adapte.
Pourquoi le drone a-t-il autant de succès ?
Les avantages du drone sont nombreux et complémentaires :
- Rapidité d’exécution : quelques minutes suffisent
- Faible signature sonore (surtout les modèles récents)
- Possibilité d’opérer à distance (le pilote peut être à plusieurs centaines de mètres)
- Difficulté de poursuite une fois l’appareil au sol
- Coût relativement modeste par rapport aux gains espérés
Autant d’arguments qui expliquent pourquoi, depuis le milieu des années 2010, on observe une véritable explosion de ces tentatives sur l’ensemble du territoire.
Ce que révèle l’interpellation de Nanterre
Revenons sur les faits bruts de cette intervention nocturne.
Une patrouille de police en surveillance dynamique repère un drone en vol stationnaire à proximité immédiate du mur d’enceinte. Les agents suivent l’engin qui, après avoir longtemps hésité, se pose finalement sur les berges de Seine, dans un secteur boisé de l’île Fleurie.
Deux individus sont alors aperçus quittant précipitamment la zone. Leur fuite est de courte durée : ils sont interpellés sur place avec le drone et le colis litigieux.
« Le colis était manifestement destiné à être livré à un ou plusieurs détenus. »
Propos d’un magistrat du parquet de Nanterre
Les deux hommes ont été placés en garde à vue et devaient être déférés devant le juge des libertés et de la détention en vue d’une comparution immédiate.
État des lieux : où en est le phénomène en France ?
Il est aujourd’hui admis par les autorités pénitentiaires que presque aucune maison d’arrêt ou établissement pour peine de longue durée n’échappe totalement au phénomène.
Certaines prisons sont cependant nettement plus touchées que d’autres, notamment celles :
- situées en zone urbaine dense
- proches de points hauts (collines, tours, immeubles)
- ayant un nombre important de détenus originaires de la région parisienne ou de grandes agglomérations
- connues pour héberger des membres de réseaux structurés
Les produits les plus couramment acheminés par drone restent, dans l’ordre décroissant de fréquence :
| Rang | Produit | Estimation du volume relatif |
| 1 | Téléphones portables + chargeurs | +++++ |
| 2 | Cartes SIM | ++++ |
| 3 | Cannabis / résine | +++ |
| 4 | Produits stupéfiants durs | ++ |
| 5 | Armes blanches de petite taille | + |
La hiérarchie est relativement stable depuis plusieurs années, même si l’on observe depuis 2022-2023 une légère augmentation des tentatives concernant les substances dures.
Les ripostes mises en place (et leurs limites)
Face à cette nouvelle menace, l’administration pénitentiaire et les forces de l’ordre déploient plusieurs types de contre-mesures :
- Brouilleurs d’ondes (très partiels, souvent inefficaces contre les modèles récents)
- Systèmes de détection et de localisation de drones (en cours de déploiement progressif)
- Renforcement des patrouilles périodiques et nocturnes
- Augmentation du nombre de caméras à vision nocturne
- Coopération renforcée avec les unités aériennes de la police et de la gendarmerie
- Utilisation de drones de contre-mesure (interception physique ou brouillage ciblé)
Ces différentes strates de protection, bien qu’utiles, souffrent toutes du même problème structurel : le rapport coût/efficacité reste extrêmement défavorable à l’institution.
Un drone grand public de bonne qualité peut aujourd’hui être acquis pour 300 à 800 €. Le coût d’un système de brouillage ou de détection sérieux se compte en dizaines, voire centaines de milliers d’euros par établissement.
Conséquences humaines et sécuritaires
L’introduction massive de téléphones portables dans les établissements pénitentiaires a des effets en cascade particulièrement délétères :
- Organisation du trafic interne
- Intimidation de codétenus et de personnels
- Coordination d’actions extérieures (règlements de comptes, préparation de nouvelles affaires)
- Recrutement et gestion de « nourrices » à l’extérieur
- Diffamation et menaces contre les familles de victimes ou de témoins
- Préparation d’évasions ou de mutineries
Le téléphone en détention n’est pas un simple objet de confort : c’est un véritable outil de pouvoir et de continuation du crime organisé.
Vers une judiciarisation plus systématique ?
Longtemps, les tentatives de livraison par drone donnaient lieu à des classements sans suite ou à de simples rappels à la loi. La tendance semble s’inverser.
De plus en plus de parquets, notamment dans les juridictions d’Île-de-France, optent pour la comparution immédiate, ce qui permet :
- Une réponse pénale rapide
- Un effet de dissuasion plus marqué
- Une meilleure visibilité médiatique de la lutte contre ce fléau
Cette politique pénale plus ferme s’accompagne souvent d’une qualification d’« association de malfaiteurs » dès lors que plusieurs personnes sont impliquées, ce qui alourdit considérablement l’échelle des peines encourues.
Conclusion : la course technologique ne fait que commencer
L’affaire de Nanterre n’est qu’un épisode parmi des centaines d’autres. Elle montre surtout que nous sommes encore très loin d’avoir trouvé la parade technologique et organisationnelle efficace face à cette nouvelle forme de criminalité aérienne.
Tant que le bénéfice attendu restera largement supérieur au risque encouru, et tant que le coût des contre-mesures restera prohibitif par rapport aux moyens des trafiquants, le ciel au-dessus des prisons françaises continuera probablement d’être survolé par ces petits engins porteurs d’objets interdits.
La vraie question n’est donc plus de savoir si le phénomène va continuer, mais à quelle vitesse il va encore s’amplifier, et surtout quelles nouvelles innovations (drones plus silencieux, plus autonomes, plus petits, largage automatisé, essaims de drones…) les réseaux seront capables de mettre en œuvre dans les 24 à 36 prochains mois.
Une chose est sûre : la bataille technologique pour le contrôle de l’espace aérien carcéral ne fait que commencer. Et pour l’instant, les petits drones gagnent haut la main.









