Imaginez rentrer chez vous après des semaines d’absence et ne trouver que le silence, ponctué par l’odeur de la mort. C’est la réalité qu’a vécue Asmaa Hussein, une infirmière soudanaise, en revenant à El-Facher. Cette ville, jadis animée, n’est plus qu’une ombre d’elle-même, vidée de ses habitants et marquée par les stigmates d’une violence implacable.
Depuis la chute d’El-Facher fin octobre, les récits qui filtrent malgré l’isolement imposé sont glaçants. Habitants rescapés et travailleurs humanitaires décrivent une agglomération pillée, désertée, où les traces de massacres effroyables persistent. Ce n’est pas seulement une conquête militaire : c’est une catastrophe humaine qui se déroule loin des regards du monde.
El-Facher, Dernier Bastion Tombé Au Darfour
El-Facher représentait le dernier bastion tenu par l’armée régulière dans la vaste région du Darfour. Pendant dix-huit mois, la ville a résisté à un siège impitoyable. Mais à la fin octobre, les Forces de soutien rapide (FSR), ces paramilitaires en guerre ouverte contre l’armée depuis avril 2023, ont lancé une offensive décisive.
L’assaut a été sanglant. Exécutions sommaires, pillages systématiques, viols : les témoignages convergent vers une violence déchaînée. Une fois la ville conquise, les FSR ont coupé presque toutes les communications, imposant un black-out total. Seules quelques vidéos, diffusées par les combattants eux-mêmes, ont circulé, provoquant une indignation internationale.
Malgré cet isolement, des informations précieuses ont pu être recueillies grâce à des communications par satellite, des visites rares d’organisations humanitaires et l’analyse d’images prises depuis l’espace. Le portrait qui émerge est celui d’une cité transformée en ville fantôme.
Le Retour Terrifiant D’une Infirmière
Asmaa Hussein avait fui El-Facher le jour même de sa chute. Arrêtée peu après par les FSR, elle n’a recouvré la liberté qu’après avoir versé une rançon exorbitante, équivalente à plus de 2 500 euros. Au lieu de s’éloigner définitivement, elle a choisi de revenir, passant cinq longues semaines à fouiller la ville à la recherche de son beau-frère et de plusieurs cousins.
Ses recherches sont restées vaines. « Je ne sais pas s’ils sont détenus ou morts », confie-t-elle d’une voix brisée. Ce qu’elle décrit dépasse l’imaginable : une ville « terrifiante et remplie de cadavres ». Les rues, autrefois grouillantes de vie, ne portent plus que les marques de l’horreur.
Sur la demande d’un ancien voisin, elle s’est rendue dans sa maison. Là, elle a découvert deux corps en décomposition, identifiés comme des membres de sa famille. Sa propre habitation était réduite à un amas de ruines. À proximité, elle a observé de larges fosses fraîchement creusées, destinées, selon elle, à faire disparaître les preuves des atrocités commises.
Une ville terrifiante et remplie de cadavres.
Asmaa Hussein, infirmière revenue à El-Facher
Des Tombes Qui Se Multiplient
Les observations d’Asmaa Hussein ne sont pas isolées. L’analyse d’images satellites révèle une augmentation alarmante de traces au sol correspondant à des sépultures. Sur une superficie de 3 600 mètres carrés, ces marques n’ont cessé de proliférer depuis la mi-septembre.
Un volontaire du Croissant-Rouge, intervenu début décembre, raconte avoir enterré de nombreux corps disséminés dans les rues et les bâtiments abandonnés. Chaque jour apporte son lot de macabres découvertes. Une étude réalisée fin novembre par un laboratoire universitaire américain a identifié des amas suspects, correspondant à des corps humains déplacés, enterrés ou même brûlés.
Ces éléments concordants dressent un tableau accablant de massacres à grande échelle. Les autorités humanitaires parlent de conditions « au-delà de l’horreur », évoquant des corps calcinés jonchant les voies publiques.
Une Ville Complètement Vidée De Ses Habitants
Ismail, un autre habitant, s’était réfugié temporairement dans une localité voisine. À son retour, il n’a reconnu ni son quartier ni sa maison, partiellement endommagée et systématiquement pillée. « La zone est complètement vide », témoigne-t-il. Sortir pour chercher des provisions devient une prise de risque permanente pour ce qui reste de sa famille.
Les images récentes montrent les quatre principaux marchés de la ville totalement inactifs à la mi-décembre. Plus aucun étal, plus aucun mouvement. El-Facher, qui comptait des centaines de milliers d’habitants avant le conflit, semble avoir été abandonnée par la vie.
Plus de 106 000 civils ont fui depuis la chute de la ville. Pourtant, entre 70 000 et 100 000 personnes resteraient encore piégées à l’intérieur, selon les estimations du Programme alimentaire mondial. Coincés, sans possibilité de sortie sûre, ils survivent dans des conditions extrêmes.
La Famine Et La Pénurie Totale
Pendant les dix-huit mois de siège, El-Facher a été privée de toute aide extérieure. Les réserves se sont épuisées progressivement. Pour ne pas mourir de faim, les habitants en sont venus à consommer de la nourriture destinée au bétail. En novembre, l’état de famine a été officiellement confirmé par les Nations Unies.
Aujourd’hui, la situation reste désespérée. Une organisation humanitaire ayant pu accéder brièvement à la ville début décembre a constaté une pénurie sévère d’eau potable, de denrées alimentaires et de médicaments essentiels. Les distributions, limitées, n’ont pu couvrir qu’une infime partie des besoins.
Les routes sont parsemées de mines, rendant tout déplacement périlleux. Les marchés abandonnés ne proposent plus rien. L’approvisionnement quotidien relève de l’exploit dans cet environnement hostile.
Éléments clés de la crise humanitaire à El-Facher :
- Famine confirmée depuis novembre
- Pénurie critique d’eau et de médicaments
- Marchés totalement désertés
- Routes minées empêchant les mouvements
- Plus de 100 000 personnes potentiellement piégées
Violences Sur Les Routes De L’exode
Ceux qui tentent de fuir ne sont pas épargnés. De nombreux cas d’enlèvements ont été rapportés le long des axes d’évacuation. Des équipes médicales opérant à une soixantaine de kilomètres décrivent des rescapés traumatisés racontant des scènes insoutenables : hommes torturés ou exécutés, familles rackettées, enfants orphelins livrés à eux-mêmes.
Les paramilitaires semblent vouloir maintenir la population à l’intérieur de la ville. Beaucoup de fuyards sont forcés de faire demi-tour sous la menace. Ceux qui parviennent à s’échapper portent les cicatrices physiques et psychologiques de cette épreuve.
Ces témoignages convergent vers un schéma de contrôle par la terreur. Les rançons exigées épuisent les dernières ressources des familles. La fuite, censée offrir le salut, se transforme souvent en nouveau cauchemar.
Les Tentatives De Normalisation Des Conquérants
Face à ces accusations graves, les Forces de soutien rapide rejettent toute responsabilité. Elles qualifient les récits de « fabriqués » et diffusent leurs propres vidéos montrant une prétendue reconstruction. On y voit l’ouverture d’un nouveau poste de police ou l’inspection des installations hydrauliques.
Ces images cherchent à projeter une retour à la normale, invitant même la population à reprendre une vie ordinaire. Mais elles contrastent violemment avec les témoignages indépendants et les analyses objectives. La réalité sur le terrain semble bien éloignée de cette mise en scène.
Dans ce conflit qui ravage le Soudan depuis plus de deux ans, El-Facher incarne aujourd’hui le symbole d’une souffrance extrême. Des dizaines de milliers de morts à l’échelle nationale, des millions de déplacés : la guerre ne montre aucun signe d’apaisement.
Un Conflit Qui S’enracine
La guerre oppose deux forces qui étaient autrefois alliées contre le pouvoir civil. Depuis avril 2023, leur rivalité a dégénéré en affrontements ouverts, touchant particulièrement les régions périphériques comme le Darfour. Ce territoire, déjà marqué par un conflit génocidaire au début des années 2000, replonge dans l’abîme.
El-Facher n’est qu’un épisode parmi d’autres, mais il concentre toutes les horreurs de cette nouvelle phase : nettoyage ethnique présumé, destructions massives, crise humanitaire aiguë. L’isolement de la ville complique l’acheminement de l’aide et la documentation des exactions.
Les habitants restants vivent dans la peur permanente. Chaque sortie peut être la dernière. Les enfants grandissent au milieu des ruines et des dangers invisibles. L’avenir apparaît bouché, sans perspective de paix immédiate.
Vers Une Issue Incertaine
La communauté internationale observe, condamne, mais peine à agir concrètement. Les appels à un cessez-le-feu restent lettre morte. Les besoins humanitaires explosent tandis que l’accès reste limité.
Pour les survivants d’El-Facher, le quotidien est une lutte permanente. Retrouver un proche disparu relève du miracle. Reconstruire une vie normale semble impossible dans ce décor de désolation.
L’histoire d’El-Facher nous rappelle la fragilité de la paix et les conséquences dévastatrices des conflits armés sur les populations civiles. Derrière les stratégies militaires se cachent des drames humains profonds, souvent oubliés une fois l’actualité passée.
Au-delà des chiffres et des analyses, il y a des visages, des familles brisées, des espoirs anéantis. La ville fantôme du Darfour continuera de hanter ceux qui en ont réchappé, et devrait interpeller la conscience collective bien au-delà des frontières soudanaises.
Le silence imposé autour d’El-Facher ne doit pas devenir un oubli. Chaque témoignage, chaque image, chaque donnée contribue à préserver la mémoire de ce qui s’y passe. Pour que, un jour peut-être, justice soit rendue et que la vie reprenne ses droits dans cette terre martyre.









