Imaginez une salle obscure où, pendant des décennies, des familles afghanes riaient, pleuraient et rêvaient ensemble devant un écran géant. Puis, un jour, le silence s’installe définitivement. Les lumières s’éteignent pour de bon. C’est ce qui vient de se produire à Kaboul avec la disparition du cinéma Ariana, un lieu qui incarnait autrefois l’espoir et la modernité dans une ville martyrisée par les conflits.
La fin brutale d’un symbole culturel
Jeudi dernier, les habitants du centre de Kaboul ont pu assister, impuissants, à la démolition complète du cinéma Ariana. Un bulldozer a méthodiquement réduit en gravats ce bâtiment qui avait traversé les époques. À la place, un panneau annonce sans détour la construction prochaine d’un centre commercial moderne. L’ère des images et des récits collectifs semble définitivement révolue dans cette partie de la capitale.
Pour beaucoup, cette destruction n’est pas seulement celle d’un bâtiment. C’est l’effacement d’une partie de l’histoire collective. Un lieu où plusieurs générations ont partagé des moments d’émotion pure, loin des tourments quotidiens.
Un passé glorieux dans les années 1960-1970
Construit dans les années 1960, le cinéma Ariana avait rapidement conquis le cœur des Kaboulis. À cette époque, la capitale afghane vibrait au rythme d’une ouverture culturelle sans précédent. Les films du monde entier y étaient projetés : comédies américaines, drames indiens, œuvres européennes. Les fauteuils rouges accueillaient des familles entières, des couples, des amis.
Une femme de 65 ans se souvient encore avec émotion de ses sorties au cinéma avec ses parents. Pour elle, ces moments représentaient une parenthèse enchantée dans une vie souvent difficile. Aujourd’hui, elle confie que ces souvenirs sont d’autant plus précieux qu’ils appartiennent à une époque révolue.
L’Ariana n’était pas seulement un cinéma. C’était un espace de liberté relative, un endroit où l’on pouvait oublier, le temps d’une séance, les réalités extérieures.
Les destructions successives et la renaissance de 2004
La guerre civile des années 1990 n’a pas épargné le bâtiment. Pillé, bombardé, il est resté à l’abandon pendant des années. Sous le premier régime taliban (1996-2001), toute forme de divertissement était interdite. Les cinémas, considérés comme contraires à leur interprétation stricte de la loi islamique, ont été fermés ou détruits.
Mais l’espoir renaît en 2004. Grâce à une mobilisation internationale, notamment portée par des cinéastes français, le cinéma est entièrement restauré. L’association « Un cinéma pour Kaboul » et le metteur en scène Claude Lelouch ont joué un rôle déterminant. Des architectes français ont redonné vie au bâtiment, avec ses 600 places, ses fauteuils rouges flambant neufs et ses tapis traditionnels afghans.
L’inauguration en mai 2004 a été un événement majeur. Des personnalités françaises s’étaient déplacées pour célébrer cette renaissance culturelle. Le président français de l’époque avait même déclaré qu’un cinéma représentait « une lumière dans la ville ».
« Un cinéma est toujours une lumière dans la ville. »
Ancien président français lors de l’inauguration en 2004
Après la réouverture, le cinéma a retrouvé une partie de son public. Certains soirs, quand la salle était pleine, des centaines de personnes restaient dans le hall, simplement pour entendre le son d’un film afghan.
Le retour des talibans et l’interdiction progressive
Depuis leur retour au pouvoir en août 2021, les autorités talibanes ont imposé une version extrêmement rigoriste de la loi islamique. La musique, les films, les spectacles publics : tout a été progressivement interdit. Les cinémas ont dû cesser leurs projections, mais certains bâtiments étaient restés debout, comme des vestiges d’un autre temps.
L’Ariana faisait partie de ces survivants. Son architecture élégante continuait de trôner sur une place centrale de Kaboul. Jusqu’à présent, il n’avait pas été touché. Mais la décision de le raser pour un centre commercial marque un tournant supplémentaire.
Pour les habitants, cette destruction symbolise la disparition définitive de tout espace de distraction. Plus de cinéma, plus de musique, plus de rassemblements culturels. La vie quotidienne semble se réduire à l’essentiel, sans les joies simples que procure l’art.
Les réactions des artistes et des habitants
La nouvelle de la démolition a provoqué une onde de choc parmi ceux qui avaient contribué à sa renaissance. L’un des architectes français ayant participé à la restauration en 2004 exprime sa profonde tristesse :
« La nouvelle de la destruction du cinéma Ariana a brisé mon cœur. Ce cinéma était un signe d’espoir, d’ouverture. »
Pour lui, ce n’est pas seulement un bâtiment qui disparaît, mais une mémoire collective. Il regrette que l’on préfère aujourd’hui « le moderne sans âme » à la préservation du patrimoine culturel.
Un écrivain et cinéaste franco-afghan, qui avait présenté son premier film dans ce cinéma en 2004, partage le même sentiment :
« Raser un cinéma, ce n’est pas construire l’avenir. »
Il évoque un moment où l’on avait cru, l’espace d’un instant, que la culture pouvait triompher de la barbarie. Aujourd’hui, il voit dans cette destruction une nouvelle victoire de l’obscurantisme.
Un phénomène plus large : la disparition des cinémas à Kaboul
L’Ariana n’est pas le seul cinéma à avoir disparu. Un autre établissement historique, le cinéma Park, a déjà été démoli pour laisser place à un centre commercial. Ce mouvement semble s’inscrire dans une volonté plus large de transformer l’espace urbain selon une vision particulière de la modernité.
Pourtant, cette modernité se fait au détriment du patrimoine culturel. Les centres commerciaux remplacent les lieux de mémoire collective. Les écrans géants diffusant des films cèdent la place à des vitrines commerciales.
Dans un pays où les distractions sont déjà rares, cette évolution accentue le sentiment d’asphyxie culturelle. Les Afghans, particulièrement les femmes, se voient privés de tout espace de loisir ou d’évasion.
Que reste-t-il de la vie culturelle à Kaboul ?
Aujourd’hui, la capitale afghane vit sous une chape de plomb. Les interdictions se multiplient. Les lieux publics où l’on pouvait autrefois se divertir ont disparu ou sont en voie de disparition. Les habitants se replient sur eux-mêmes, dans l’intimité de leurs foyers.
Pourtant, les souvenirs persistent. Dans les conversations privées, les plus âgés évoquent encore les soirées au cinéma, les rires partagés, les débats passionnés à la sortie des films. Ces récits deviennent des trésors précieux, transmis de génération en génération.
Malgré les destructions physiques, l’esprit du cinéma Ariana survit dans les mémoires. Il incarne une période où Kaboul rêvait d’ouverture, de modernité et de liberté culturelle. Un rêve aujourd’hui mis en sommeil, mais pas nécessairement éteint.
Vers une modernité sans culture ?
La construction de centres commerciaux à la place des cinémas pose une question fondamentale : quelle vision de la modernité est-on en train de construire ? Une modernité qui privilégie la consommation plutôt que la création ? Une modernité qui efface le passé au lieu de s’en inspirer ?
Pour beaucoup d’Afghans, ces choix traduisent une rupture douloureuse avec leur histoire. Ils regrettent que l’on préfère le béton et le commerce à la préservation des lieux de mémoire.
Pourtant, l’histoire montre que la culture a toujours su renaître des cendres. Même dans les périodes les plus sombres, des artistes, des conteurs, des musiciens ont continué, parfois dans la clandestinité, à faire vivre l’esprit de leur peuple.
Un appel à la mémoire collective
La destruction du cinéma Ariana doit nous interpeller. Elle nous rappelle que le patrimoine culturel est fragile. Quand les bâtiments disparaissent, les souvenirs peuvent s’effacer avec eux si personne ne les transmet.
Il appartient désormais aux Afghans de préserver, dans leurs cœurs et dans leurs récits, l’esprit de ces lieux mythiques. L’Ariana n’existe plus physiquement, mais il continue de vivre dans les histoires que l’on se raconte.
Peut-être qu’un jour, quand les temps changeront à nouveau, un nouveau cinéma verra le jour à Kaboul. Peut-être qu’il portera un autre nom, mais il portera en lui l’héritage de tous ceux qui l’ont précédé.
En attendant, les gravats de l’Ariana nous rappellent cruellement que la culture est un bien précieux, qu’il faut protéger à tout prix. Car quand les lumières des salles obscures s’éteignent, c’est une part de l’âme d’un peuple qui s’obscurcit.
Et si l’histoire nous a appris une chose, c’est que les rêves les plus sombres finissent toujours par laisser place à une nouvelle aube. Espérons que cette aube apportera avec elle le retour des rires dans les salles de cinéma de Kaboul.









