Vous entrez dans votre immeuble, vous sentez-vous vraiment en sécurité ? À Marseille, des milliers d’habitants ont répondu non à cette question. Résultat : ils ont décidé de fermer définitivement leurs résidences.
Le phénomène qui change le visage de Marseille
Ce n’est plus seulement dans les quartiers huppés du 8e ou du 7e arrondissement que l’on voit des portails électriques et des digicodes. Aujourd’hui, même dans les cités des quartiers nord, les copropriétés se barricadent. Selon plusieurs syndics contactés, près d’une résidence sur trois serait désormais totalement ou partiellement fermée dans la cité phocéenne.
Ce chiffre impressionnant traduit un ras-le-bol généralisé. Les habitants ne croient plus aux promesses politiques successives et préfèrent prendre eux-mêmes leur sécurité en main, quitte à investir des dizaines de milliers d’euros.
Des cambriolages à répétition qui font basculer les assemblées générales
Lucien, retraité habitant la cité des Chutes-Lavie (4e arrondissement), se souvient parfaitement du déclic. « Un voisin âgé a été cambriolé sept ou huit fois en cinq ans. Chez lui, ils ont même tenté un home-jacking. Quand vous vivez ça, vous ne dormez plus. »
« On a voté la fermeture à 92 % en assemblée générale. Ceux qui étaient contre ont fini par déménager. »
Ce témoignage est loin d’être isolé. Dans de nombreuses copropriétés, il suffit d’un ou deux faits graves pour que l’idée de fermer la résidence passe de « trop cher » à « indispensable ». Les syndics confirment : dès qu’un cambriolage avec violence ou un squat de hall est signalé, la question revient immédiatement sur la table.
Quand les dealers s’installent dans les parties communes
Le trafic de drogue est l’autre moteur puissant de ce mouvement. Dans certains immeubles, les résidents ont vu leur hall d’entrée se transformer en point de vente permanent. Boîtes aux lettres forcées, odeurs de cannabis à tous les étages, allées et venues à toute heure… La vie devient infernale.
Aux Campanules, dans le 14e arrondissement, les habitants ont vécu l’enfer pendant plusieurs mois. Un réseau avait littéralement investi les sous-sols. « On retrouvait des seringues dans les escaliers, les enfants avaient peur de rentrer seuls », raconte une mère de famille.
La fermeture totale de la résidence, couplée à l’installation de caméras et d’un gardien la nuit, a changé la donne. Le trafic a été déplacé… mais les habitants respirent à nouveau.
Un investissement lourd mais jugé rentable
Installer un portail automatique, des interphones vidéo, des badges magnétiques et parfois même un système de vidéosurveillance coûte cher : entre 30 000 et 150 000 euros selon la taille de la copropriété. Réparti sur les tantièmes, cela représente souvent plusieurs milliers d’euros par logement.
Mais pour les propriétaires, l’équation est simple : mieux vaut payer une fois que subir des cambriolages à répétition ou voir la valeur de son bien immobilier chuter.
« Mon appartement a pris 20 % de valeur depuis qu’on a fermé la résidence fermée », affirme Karim, propriétaire dans le 3e arrondissement. « Les acheteurs recherchent ça en priorité maintenant. »
Une fracture urbaine qui s’accentue
Ce mouvement de repli a des conséquences visibles sur l’espace public. Des rues entières se retrouvent coupées par des barrières, obligeant piétons et livreurs à faire d’importants détours. Certains riverains, qui ne font pas partie de la copropriété crient à l’appropriation illégale de l’espace public.
« On doit faire 500 mètres de plus pour rentrer chez nous parce que la résidence d’à côté s’est fermée », peste une habitante du 5e arrondissement. « C’est devenu un labyrinthe. »
Pourtant, dans les quartiers les plus touchés, même cette critique passe mal. « Quand vous avez peur de rentrer chez vous le soir, vous vous moquez des détours des autres », répond un président de conseil syndical.
Les limites d’une solution privée
Si fermer sa résidence apporte un sentiment de sécurité immédiat, elle ne règle pas le problème de fond. Les dealers et cambrioleurs se déplacent simplement vers les immeubles encore ouverts ou vers les maisons individuelles.
Certains syndics parlent déjà d’un « effet domino » : plus une résidence se ferme, plus les autres se sentent obligées de suivre pour ne pas devenir la cible suivante.
Et demain ? Des habitants commencent à rêver de résidences ultra-sécurisées avec gardien 24 h/24, comme on en voit déjà dans certains quartiers de São Paulo ou Johannesburg. À Marseille, le modèle sud-africain n’est plus si loin.
Vers une ville à deux vitesses ?
Le phénomène des résidences fermées cristallise une fracture de plus en plus visible. D’un côté, ceux qui peuvent se payer la sécurité privée (même à crédit). De l’autre, ceux qui restent exposés et voient leur quartier se vider de ses classes moyennes.
« Bientôt, il n’y aura plus que les très riches derrière leurs murs et les plus précaires dehors », s’inquiète un travailleur social marseillais. « On est en train de créer des ghettos inversés. »
Pour l’instant, les habitants qui ont franchi le pas ne regrettent rien. Ils dorment mieux, leurs enfants jouent à nouveau dans la cour, et les boîtes aux lettres restent intactes. Mais tous savent que leur tranquillité a un prix : celui d’une ville qui se referme sur elle-même, bâtiment après bâtiment.
À Marseille, la rebelle, on n’a jamais aimé les murs. Pourtant, aujourd’hui, c’est derrière eux que beaucoup choisissent de vivre. Triste constat d’une cité qui n’a plus confiance en demain.









