Quand Donald Trump parle d’un « effacement civilisationnel » de l’Europe à cause de l’immigration, il oublie un détail de taille : le Vieux Continent a déjà tourné la page des grandes vagues migratoires incontrôlées. Ce qui se joue aujourd’hui est bien plus nuancé, presque paradoxal. D’un côté, les frontières se blindent et les demandes d’asile s’effondrent. De l’autre, jamais l’Europe n’a autant eu besoin d’immigrés pour faire tourner son économie et prendre soin de sa population vieillissante.
Un durcissement incontestable des politiques d’asile
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Fin 2024, on comptait environ un million de demandeurs d’asile dans l’Union européenne, soit 11 % de moins qu’en 2023. Moins de la moitié d’entre eux ont obtenu le statut de réfugié. Pour retrouver un niveau comparable à la crise de 2015, avec ses 1,3 million de demandes liées notamment à la guerre en Syrie, il faut remonter presque dix ans en arrière.
Les arrivées irrégulières ont elles aussi chuté de façon spectaculaire. En 2024, moins de 200 000 personnes ont rejoint les côtes européennes par des voies clandestines – cinq fois moins qu’au pic de 2015. Cette baisse s’explique largement par les accords controversés passés avec la Turquie, la Libye ou la Tunisie pour contenir les départs.
L’Allemagne, laboratoire du tournant restrictif
Premier pays d’accueil de l’Union, l’Allemagne illustre parfaitement ce virage. Depuis l’arrivée au pouvoir de Friedrich Merz en mai 2025 et les scores historiques de l’AfD, les conditions d’asile se sont durcies. Résultat : dès le début 2025, le nombre de nouvelles demandes a été divisé par deux par rapport à 2024.
Ce resserrement n’est pas isolé. À l’échelle des 27, un ensemble de textes adoptés récemment vise à mieux encadrer les arrivées et accélérer les expulsions. Certains pays parlent même d’ouvrir des centres de traitement des demandes hors des frontières de l’UE.
L’Italie de Giorgia Meloni : fermeté affichée, pragmatisme caché
Giorgia Meloni a fait de la lutte contre l’immigration clandestine son cheval de bataille depuis 2022. L’accord avec l’Albanie pour externaliser l’examen des demandes d’asile, même s’il reste bloqué par des recours judiciaires, symbolise cette ligne dure.
Mais derrière les discours, la réalité est plus nuancée. Face à une natalité en berne et une population vieillissante, Rome a massivement augmenté les quotas de visas de travail : 450 000 autorisations prévues entre 2023 et 2025, contre à peine 75 700 en 2022. La fermeté affichée cache donc un besoin vital de main-d’œuvre.
« Une partie de notre économie est basée sur l’immigration »
Matthieu Tardis, co-directeur du centre Synergies Migrations
La Hongrie de Viktor Orban : le paradoxe incarné
Le cas hongrois est peut-être le plus frappant. En 2024, hors Ukraine, le pays n’a enregistré que 29 demandes d’asile. Viktor Orban peut se vanter d’avoir quasiment fermé la porte aux réfugiés.
Mais dans le même temps, le nombre de travailleurs étrangers « invités » explose. De 146 000 en 2015, il devrait atteindre 255 000 en 2025, dont une part importante vient d’Asie et d’Afrique. Le discours anti-immigration cohabite ainsi avec une politique active de recrutement de main-d’œuvre.
L’autre visage : une immigration de travail en forte hausse
Si les images de bateaux surchargés ont quasiment disparu des écrans, un autre type d’immigration progresse rapidement : celle choisie, encadrée, et avant tout économique.
Au 1er janvier 2024, l’Union européenne comptait 29 millions de ressortissants de pays tiers, soit 6,4 % de sa population – contre 23,8 millions seulement trois ans plus tôt. L’Allemagne, l’Espagne, la France et l’Italie concentrent 70 % de ces résidents étrangers.
Le signal le plus clair vient des titres de séjour délivrés. En 2024, les permis pour motif professionnel représentaient 1,1 million des premiers titres émis (32 %), contre 589 000 en 2015 (29,6 %). La progression est nette.
Les secteurs qui ne pourraient plus tourner sans immigrés
- Santé : 22 % des médecins en Allemagne, 18 % en France, 41 % au Royaume-Uni sont nés à l’étranger
- Bâtiment et travaux publics : surreprésentation massive des travailleurs étrangers
- Aide à domicile et soins aux personnes âgées : dépendance croissante
- Agriculture saisonnière et hôtellerie-restauration : recrutement massif chaque année
Comme le rappelle Matthieu Tardis, la France elle-même s’est construite grâce à des vagues successives de main-d’œuvre italienne, polonaise, portugaise, maghrébine… L’histoire se répète, mais de façon plus discrète et plus sélective.
Le Royaume-Uni post-Brexit suit la même logique
Même hors Union européenne, la tendance est identique. L’immigration nette britannique a chuté de 69 % en un an en 2025, sous l’effet des nouvelles règles post-Brexit. Mais cette baisse concerne surtout les citoyens européens. Pour les travailleurs qualifiés ou les secteurs en tension (santé, technologie, ingénierie), les portes restent ouvertes via des visas spécifiques.
Les traversées illégales de la Manche continuent, mais elles représentent une part de plus en plus marginale du phénomène migratoire global.
Vieillissement démographique : la grande contrainte
Derrière tous ces chiffres, une réalité démographique implacable. L’Europe vieillit à une vitesse inédite. Le taux de natalité s’effondre dans la plupart des pays, notamment en Italie, en Espagne, en Allemagne. Sans apport extérieur, la population active va fondre dans les prochaines décennies.
Qui paiera les retraites ? Qui soignera les seniors ? Qui construira les logements dont nous aurons besoin ? Les réponses passent inévitablement par l’immigration choisie. Les discours peuvent bien durcir, les besoins économiques, eux, ne négocient pas.
On assiste donc à l’émergence d’une immigration à deux vitesses : ultra-restrictive pour ceux qui fuient la guerre ou la misère, largement ouverte pour ceux qui correspondent aux besoins des marchés du travail européens. Ce grand écart entre rhétorique politique et réalité économique définit la nouvelle ère migratoire du continent.
Et demain ? Les centres de traitement hors UE se multiplieront-ils ? Les quotas de travailleurs étrangers continueront-ils d’exploser discrètement ? Une chose est sûre : l’Europe a appris à sélectionner. Elle n’a simplement pas encore appris à l’assumer pleinement.
(Article mis à jour décembre 2025 – sources : Eurostat, OCDE, ONU)









