Imaginez-vous sur une colline rocailleuse du sud Liban, casque « PRESS » sur la tête, en train de filmer les échanges de tirs à la frontière. Tout à coup, deux détonations précises. Un vidéaste s’effondre, mortellement touché. Six autres reporters sont blessés, dont l’un perdra une jambe. Cette scène n’est pas tirée d’un film de guerre : elle s’est réellement produite le 13 octobre 2023. Et plus d’un an après, personne n’a encore répondu aux familles ni aux blessés.
Une attaque qui choque encore le monde de la presse
Ce jour-là, sept journalistes clairement identifiés comme tels couvraient les affrontements à la frontière israélo-libanaise. Ils portaient des gilets bleus marqués « PRESS » en gros caractères blancs. Leur position était connue de tous les belligérants. Pourtant, deux obus de 120 mm tirés depuis le territoire israélien les ont pris pour cible en moins de quarante secondes.
Le bilan est terrible : Issam Abdallah, vidéaste expérimenté, est tué sur le coup. Six autres reporters sont touchés, dont deux gravement. Parmi eux, Dylan Collins, journaliste américain, et Christina Assi, qui sera amputée de la jambe droite. L’image de cette dernière, traînée au sol par un collègue alors qu’elle hurle de douleur, a fait le tour du monde.
Des preuves accablantes accumulées par plusieurs enquêtes
Dès les premières heures, les soupçons se portent sur l’armée israélienne. Plusieurs investigations indépendantes vont confirmer cette hypothèse avec une précision chirurgicale.
Les analyses balistiques montrent que les deux obus de 120 mm – munitions exclusivement utilisées par les chars Merkava israéliens – ont été tirés depuis la position de Jordeikh, à l’intérieur du territoire israélien. Les enregistrements sonores permettent même de déterminer l’intervalle exact entre les deux tirs : 37 secondes.
« Les journalistes étaient visibles de loin, stationnés à un endroit connu depuis longtemps comme poste d’observation de la presse. Ils n’étaient pas près de combattants. »
Extrait du rapport conjoint de plusieurs organisations internationales
Ces conclusions ne viennent pas d’une seule source. Elles sont partagées par des enquêtes menées séparément par Reuters, Amnesty International, Human Rights Watch, Reporters sans frontières et le Comité pour la protection des journalistes. Autant dire que le doute n’est plus permis.
Une réponse israélienne jugée insuffisante dès le premier jour
Quelques semaines après l’attaque, l’armée israélienne avait reconnu que ses forces avaient tiré un obus de char en direction d’un « suspect » qu’elles pensaient être un lance-roquettes du Hezbollah. Selon elle, l’erreur aurait été corrigée trop tard.
Mais cette version officielle ne tient pas face aux éléments recueillis. D’abord parce que les journalistes étaient immobiles depuis plus d’une heure à un endroit parfaitement identifié. Ensuite parce que le second tir a eu lieu alors que les reporters criaient déjà à l’aide et que la fumée de l’impact était visible.
Surtout, l’armée n’a jamais contacté les blessés ni les témoins directs pour entendre leur version. Aucun journaliste présent ce jour-là n’a été auditionné dans le cadre de l’enquête annoncée par Israël.
Le coup de gueule des élus démocrates américains
C’est dans ce contexte que plusieurs élus démocrates ont décidé de monter au créneau. Jeudi dernier, devant le Capitole, le sénateur Peter Welch et la députée Becca Balint ont tenu une conférence de presse aux côtés de Dylan Collins, le reporter américain blessé.
Peter Welch n’a pas mâché ses mots. Depuis deux ans, il tente d’obtenir des réponses, d’abord auprès de l’administration Biden, puis Trump, et surtout du gouvernement israélien. Résultat : zéro avancée.
« L’armée israélienne n’a fait aucun effort, aucun, pour enquêter sérieusement. Cela correspond à un schéma récurrent : on annonce une enquête, mais rien n’en sort jamais. »
Sénateur Peter Welch
Le sénateur du Vermont a révélé que les autorités israéliennes avaient finalement informé son bureau que l’enquête était… close. Sans plus de détails. Sans sanction. Sans même un entretien avec les victimes.
Dylan Collins, la voix des victimes américaines
À côté des élus, Dylan Collins a pris la parole avec une émotion contenue. Le journaliste américain, encore marqué physiquement et psychologiquement, a réclamé deux choses simples.
D’abord, que les États-Unis reconnaissent officiellement cette attaque contre l’un de leurs citoyens. Ensuite, que Washington exerce une réelle pression sur Israël pour que les responsables rendent des comptes.
Pour lui, il ne s’agit pas d’un « regrettable incident » mais bien d’un crime de guerre. Un terme repris par plusieurs intervenants lors de cette conférence de presse.
Un précédent inquiétant pour la sécurité des journalistes
Cette affaire n’est malheureusement pas isolée. Depuis le début du conflit à Gaza et les tensions à la frontière libanaise, plus de 120 journalistes et travailleurs des médias ont été tués, majoritairement palestiniens. Mais l’attaque du 13 octobre reste particulière : elle a visé des reporters internationaux clairement identifiables, loin de toute zone de combat active.
L’absence de suites concrètes risque de créer un précédent dangereux. Si même des journalistes occidentaux portant des signes distinctifs peuvent être pris pour cible sans conséquence, qui sera encore protégé demain ?
Pourquoi cette affaire refuse de mourir
Plus d’un an après les faits, le dossier revient régulièrement sur le devant de la scène. Les familles des victimes, les rédactions touchées et les organisations de défense de la presse ne lâchent pas l’affaire.
La présence d’un journaliste américain parmi les blessés change aussi la donne. Elle donne une dimension intérieure à une histoire jusque-là perçue comme « lointaine » par une partie de l’opinion publique américaine.
Enfin, la multiplication des enquêtes indépendantes concordantes rend de plus en plus difficile le maintien de la version officielle israélienne. Chaque nouveau rapport ajoute une pierre à l’édifice de la vérité factuelle.
Et maintenant ?
Les élus démocrates présents ont été clairs : ils ne comptent pas en rester là. Becca Balint a promis de continuer à « demander des comptes pour cet acte délibéré de violence contre une presse libre ».
Plusieurs pistes sont envisagées : nouvelles résolutions au Congrès, questions écrites au département d’État, pression accrue sur l’ambassade israélienne. Rien n’est exclu.
Mais au-delà des démarches politiques, c’est toute la question de l’impunité qui est posée. Peut-on accepter qu’un État, quel qu’il soit, frappe délibérément des journalistes sans jamais avoir à rendre de comptes ?
Le 13 octobre 2023 restera comme une date noire pour la liberté de la presse. Tant que justice ne sera pas rendue à Issam Abdallah, Christina Assi, Dylan Collins et tous les autres, cette blessure restera ouverte. Et le monde continuera de regarder.
Un journaliste tué toutes les 72 heures dans le monde en 2024. Le métier le plus dangereux après soldat ? Peut-être bien. Mais quand c’est un civil clairement identifié qui tombe sous les obus, le silence devient assourdissant.









