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Aden au Bord du Gouffre : La Ville Engloutie par la Crise

Imaginez une ville qui a doublé sa population en vingt ans, où l’eau se coupe des jours entiers, où l’eau potable se marchande au bidon et où même les chiens policiers meurent de faim. Aden, ancienne perle du Yémen, est aujourd’hui au bord de l’effondrement total. Ce qui s’y passe est terrifiant… mais presque personne n’en parle. Jusqu’à quand ?

Il fait nuit noire à Aden et pourtant la ville ne dort pas. Des centaines de générateurs grondent dans les ruelles, crachant une lumière jaunâtre qui vacille à chaque coupure de carburant. Dans une petite pièce sans fenêtre, Mohammed, 37 ans, attend que son téléphone reprenne du réseau. « Encore une panne », souffle-t-il. Comme des milliers d’habitants, il partage désormais l’eau, l’électricité et même le peu de bande passante restante avec des centaines de milliers de personnes arrivées ces dernières années. Aden, autrefois port prospère visité par la reine Elizabeth II, est devenue une ville au bord de l’implosion.

Une capitale provisoire submergée par l’exode

Depuis que les rebelles houthis ont pris Sanaa en 2014, Aden est devenue la capitale temporaire du gouvernement yéménite reconnu internationalement. Ce statut a transformé la ville en aimant pour tous ceux qui fuient les zones de combat ou la misère absolue du nord et de l’ouest du pays. Résultat : la population est passée de 1,5 million d’habitants il y a vingt ans à environ 3,5 millions aujourd’hui, selon les estimations officielles – et probablement bien plus si l’on compte les non-enregistrés.

Cette croissance démographique explosive dépasse largement les capacités d’une ville dont les infrastructures étaient déjà fragiles avant la guerre. Les services publics, qui tenaient à peine debout, s’effacent les uns après les autres.

L’électricité qui s’éteint des jours entiers

En octobre dernier, Aden a vécu cinq jours consécutifs dans le noir complet – la troisième grande panne de l’année. La cause ? Le manque cruel de carburant pour faire tourner les centrales. Les habitants chargent téléphones et batteries externes dès qu’un semblant de courant revient, comme on remplit des jerrycans avant une tempête.

Les réseaux téléphoniques et internet tombent en même temps que l’électricité. « On se sent coupés du monde », raconte Mohammed. Dans certains quartiers, les générateurs privés tournent 20 heures par jour, polluant l’air et vidant les porte-monnaie.

« On doit partager avec les déplacés les faibles réserves d’eau, l’électricité et les réseaux de télécommunications »

Mohammed, fonctionnaire de 37 ans, Aden

L’eau, nouvelle monnaie de survie

L’eau courante ? Un souvenir. Désormais, camions-citernes sillonnent la ville à prix d’or. Les plus chanceux ont un réservoir sur le toit. Les autres marchent des kilomètres pour remplir des bidons de 20 litres.

Abdulrahman Mohyiddin a fui Hodeida en 2018 avec ses huit enfants. Il vit aujourd’hui dans un camp de fortune en périphérie. « Toute la ville souffre du manque d’eau. Nous marchons deux kilomètres pour remplir nos bidons. Les enfants sont extrêmement fatigués », confie-t-il, montrant ses deux filles qui tremblent dans la tente sans chauffage.

Avec 5 000 rials par jour (environ 3 dollars), il n’a pas de quoi acheter couvertures ou vêtements chauds. L’éducation, la nourriture décente et les soins médicaux sont devenus des luxes inaccessibles.

  • Eau potable rationnée à quelques litres par personne et par jour
  • File d’attente de plusieurs heures aux points de distribution
  • Prix du bidon de 20 litres multiplié par dix en cinq ans
  • Réseau d’égouts saturé : rues parfois inondées d’eaux usées

Des loyers qui chassent les habitants historiques

Mohammed gagne 130 000 rials par mois, soit environ 80 dollars. Dans l’Aden d’avant-guerre, c’était déjà peu. Aujourd’hui, c’est misère. Les loyers les plus bas démarrent à 100 dollars pour une seule pièce. Résultat : il vit toujours chez ses parents et a dû reporter son mariage.

Beaucoup de déplacés, eux, n’ont même plus les moyens de louer. Ils s’installent dans des camps improvisés faits de tôles et de plastique, sans eau ni électricité. Les abords d’Aden se couvrent de ces bidonvilles où la dignité se négocie au jour le jour.

Une mauvaise gouvernance qui aggrave tout

Farea al-Muslimi, spécialiste du Yémen à Chatham House, est catégorique : « L’effondrement total des services n’est qu’une question de temps. La ville est noyée dans les eaux usées, en proie à des coupures d’électricité constantes et, pire encore, à une mauvaise gouvernance. »

Le pays reste coupé en deux : nord tenu par les Houthis, sud sous contrôle théorique du gouvernement. L’économie s’est effondrée en 2024 avec l’effondrement de la monnaie, l’arrêt des exportations de pétrole et la disparition des fonds publics. Même les quartiers autrefois aisés d’Aden plongent dans la pauvreté.

À l’entrée de l’hôtel Coral, qui accueille encore missions diplomatiques et réunions politiques, un chien policier famélique ne trouve plus la force d’aboyer. Le garde soupire : « Il est épuisé, tout comme nous. Il partage notre pauvreté et nos restes. » L’image est brutale, mais elle résume parfaitement la situation.

Des enfants qui survivent grâce aux biscuits de l’ONU

En 2025, 19,5 millions de Yéménites – plus de la moitié de la population – dépendent de l’aide humanitaire. Parmi eux, 4,8 millions de déplacés. À Aden, des parents confessent que leurs enfants ne mangent parfois que les paquets de biscuits fortifiés distribués dans les écoles par les Nations unies.

La malnutrition guette. Les épidémies aussi. Le choléra, la diphtérie et la dengue refont surface dès que les systèmes d’assainissement lâchent – ce qui arrive de plus en plus souvent.

Aden, carrefour tragique des migrations africaines

À la crise interne s’ajoute un flux continu de migrants venus de la Corne de l’Afrique. Chaque semaine, des bateaux de passeurs débarquent des Éthiopiens et Somaliens sur les plages d’Aden. Ils rêvent de rejoindre l’Arabie saoudite ou les Émirats. La plupart restent bloqués ici, sans papiers, sans argent, sans espoir.

Ces nouveaux arrivants gonflent encore la population et mettent une pression supplémentaire sur des ressources déjà inexistantes. Certains finissent par dormir sous les ponts ou dans les cimetières.

Aden n’est plus seulement la capitale provisoire du Yémen. Elle est devenue le symbole vivant d’une crise humanitaire que le monde semble avoir oubliée.

Pendant ce temps, la trêve de 2022 tient toujours sur le plan militaire, mais elle n’a rien réglé des causes profondes. Tant que la gouvernance restera défaillante, que le pays restera divisé et que l’argent manquera, Aden continuera de s’enfoncer.

Et un jour, peut-être, les lumières ne se rallumeront plus du tout.

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