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Industrie Européenne de Défense : Un Chemin de Croix

« C’est un chemin de croix » : le patron d’Airbus ne mâche pas ses mots sur l’industrie européenne de défense. Pourtant, il reste convaincu que le SCAF verra le jour… à condition de surmonter un différend majeur avec Dassault. Qui va céder ?

Imaginez trois grands chefs d’orchestre qui doivent jouer la même symphonie, mais avec des partitions légèrement différentes et l’envie secrète de diriger seuls. C’est à peu près l’image que donne aujourd’hui la tentative européenne de bâtir une industrie de défense commune.

Un « chemin de croix » assumé par le patron d’Airbus

Mercredi matin, Guillaume Faury, directeur général d’Airbus, a choisi des mots forts pour décrire la réalité des coopérations européennes dans le domaine militaire. Invité sur une radio nationale, il a qualifié la construction d’une industrie de défense à l’échelle du continent de chemin de croix.

Mais derrière cette expression presque biblique se cache une conviction intacte : quand les Européens parviennent à travailler ensemble, le résultat est souvent remarquable.

Le SCAF, symbole vivant de ces tensions

Le programme qui cristallise toutes les difficultés s’appelle SCAF, pour Système de combat aérien du futur. Ce projet ambitieux réunit la France, l’Allemagne et l’Espagne autour d’un avion de combat de sixième génération qui ne volera pas avant 2040.

À sa tête, Dassault Aviation est maître d’œuvre pour la partie avion piloté. Airbus, quant à lui, représente les intérêts allemands et espagnols tout en portant plusieurs piliers technologiques majeurs.

Le SCAF, ce n’est pas seulement un avion. C’est tout un système : drones accompagnateurs, cloud de combat, connexions permanentes entre tous les éléments.

Guillaume Faury

Pourtant, malgré l’ampleur du défi technologique, le vrai obstacle reste humain et politique.

Un différend « assez significatif » avec Dassault

Guillaume Faury n’a pas caché l’existence d’un désaccords profonds avec son partenaire français. Les deux avionneurs ne parviennent pas à s’entendre sur la manière de conduire le développement du futur appareil.

Le point de friction le plus visible concerne la gouvernance du projet. En septembre, Eric Trappier, PDG de Dassault Aviation, avait publiquement déclaré que son entreprise était capable de réaliser l’avion seule et réclamait une révision de la parité décisionnelle entre les trois pays.

La réponse de Faury a été directe :

Dans une coopération, on ne peut pas dire « c’est à mes conditions ou rien ». Ce n’est pas très favorable à la collaboration.

L’éternelle question de l’équilibre des intérêts nationaux

Le patron d’Airbus a insisté sur un point essentiel : l’avion final doit répondre aux besoins opérationnels des trois forces aériennes partenaires. Ni plus français que nécessaire, ni plus allemand, ni plus espagnol.

Cet équilibre est d’autant plus délicat que chaque pays protège jalousement ses champions industriels et ses emplois associés.

Les trois visions en présence :

  • France → maîtrise d’œuvre historique, expertise reconnue sur les avions de combat
  • Allemagne → exigence de partage équitable des tâches industrielles
  • Espagne → volonté d’accéder à des technologies de pointe et de développer son industrie

Pourquoi l’Europe a-t-elle tant de mal à s’unir militairement ?

L’histoire récente fourmille d’exemples où la coopération a fini par aboutir après des années de crispations : l’Airbus A400M, l’hélicoptère Tigre ou encore le missile Meteor.

Mais chaque nouveau programme semble reproduire les mêmes schémas : annonces ambitieuses, retards, surcoûts, renégociations permanentes.

Plusieurs facteurs expliquent cette récurrence :

  • Des cultures industrielles différentes
  • Des priorités budgétaires divergentes
  • Des calendriers électoraux qui changent les interlocuteurs
  • Une concurrence toujours vive entre grands groupes

Pourtant, Guillaume Faury reste optimiste

Malgré les difficultés actuelles, le dirigeant d’Airbus a affirmé avec force que le SCAF « va se faire ». Il voit dans ces tensions une étape inévitable vers un compromis viable.

Il a d’ailleurs rappelé que les piliers technologiques les plus complexes – cloud de combat, connectivité, drones – sont précisément ceux où Airbus joue un rôle central.

Autrement dit, aucun pays ne peut se passer des compétences des autres.

Vers une souveraineté européenne réelle ou un éternel compromis au rabais ?

La question dépasse largement le seul programme SCAF. Elle touche à la capacité de l’Europe à peser face aux États-Unis et à la Chine dans le domaine stratégique de la défense.

Aujourd’hui, les armées européennes restent très dépendantes des matériels américains, notamment pour les avions de combat (F-35, F-18…).

Le succès ou l’échec du SCAF sera donc un test grandeur nature de la volonté politique européenne.

On est dans cet écartèlement entre deux types de vision. Il faut être capable de faire un avion qui réponde aux besoins des Français… et des Allemands, et des Espagnols.

Guillaume Faury

Cette phrase résume à elle seule tout l’enjeu : transformer des exigences nationales parfois contradictoires en un projet commun crédible.

Les leçons du passé et l’urgence du présent

Ce n’est pas la première fois que l’Europe tente de rationaliser son industrie de défense. Les projets Eurofighter (Royaume-Uni, Allemagne, Italie, Espagne) ou Rafale (France seule) datent déjà de plusieurs décennies.

Mais le contexte géopolitique a changé. La guerre en Ukraine, les tensions en Indo-Pacifique, la remise en question de l’engagement américain poussent les Européens à accélérer.

Le temps des grandes déclarations est révolu. Place aux décisions concrètes.

Guillaume Faury, comme d’autres industriels, appelle donc les gouvernements à créer les conditions d’une coopération efficace : règles claires, financements stables, vision partagée.

Le chemin de croix peut mener à la résurrection… ou à l’abandon définitif du projet. L’Europe est à la croisée des chemins.

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