Le 10 décembre prochain, la salle de l’Hôtel de Ville d’Oslo sera pleine à craquer. Les caméras du monde entier seront braquées sur la scène où, traditionnellement, le lauréat du Nobel de la Paix vient chercher sa médaille. Cette année, pourtant, une femme manquera à l’appel : Maria Corina Machado, figure de l’opposition vénézuélienne, vit cachée. Sa fille montera sur l’estrade à sa place.
Ce n’est pas la première fois qu’un fauteuil reste vide ou qu’un proche reçoit le prix à la place du récompensé. Depuis près d’un siècle, l’histoire du Nobel de la Paix est aussi celle de ces absents qui, par la force ou par choix, n’ont jamais foulé le parquet norvégien.
Une chaise vide qui parle plus fort que mille discours
Dans l’imaginaire collectif, recevoir le Nobel de la Paix est synonyme de triomphe. En réalité, pour certains, l’annonce de la récompense sonne comme un coup de tonnerre derrière les barreaux ou en exil. Leur absence transforme la cérémonie en acte politique retentissant.
Narges Mohammadi, la voix qui traverse les murs d’Evin
Octobre 2023. En Iran, Narges Mohammadi croupit dans la prison d’Evin, cette forteresse de béton où tant d’opposants ont disparu. Elle vient d’être désignée lauréate pour son combat acharné contre le voile obligatoire et la peine de mort.
À Oslo, ce sont ses jumeaux de dix-sept ans, Ali et Kiana, qui montent sur scène. Exilés en France, ils lisent le discours que leur mère a réussi à faire sortir clandestinement de sa cellule. Quelques feuillets froissés, écrits au crayon, deviennent le texte le plus puissant de la soirée.
Fin 2024, Narges Mohammadi obtient une libération provisoire pour raisons médicales. Mais la menace d’un retour en prison plane toujours. Son Nobel reste, pour l’instant, le seul bout de ciel qu’elle ait revu.
Ales Bialiatski, dix ans pour avoir défendu les droits humains
En 2022, c’est au tour du Bélarus. Ales Bialiatski, fondateur de Viasna, l’organisation qui documente les exactions du régime de Loukachenko, est derrière les barreaux depuis plus d’un an déjà.
Sa femme Natallia Pinchuk reçoit la médaille et le diplôme. Un an plus tard, la justice bélarusse condamnera le lauréat à dix ans de prison pour « financement d’actions portant gravement atteinte à l’ordre public ». Traduction : avoir aidé les manifestants de 2020.
Le Nobel n’a pas adouci le régime. Il a simplement rappelé au monde que le combat continue, même quand les portes des cellules se referment.
Liu Xiaobo et la chaise la plus célèbre du XXIe siècle
Le 10 décembre 2010 reste gravé dans toutes les mémoires. Pour la première fois depuis 1936, aucun représentant du lauréat ne peut monter sur scène. Liu Xiaobo, Prix Nobel de la Paix, purge une peine de onze ans pour « incitation à la subversion du pouvoir de l’État ».
Son épouse Liu Xia est en résidence surveillée. Ses frères sont interdits de sortie du territoire. Résultat : une chaise vide, un diplôme posé dessus, une médaille qui ne sera jamais remise en main propre.
L’image fait le tour du monde. En 2017, atteint d’un cancer du foie en phase terminale, Liu Xiaobo est transféré dans un hôpital sous haute surveillance. Il mourra un mois plus tard, sans avoir revu la liberté ni tenu son Nobel entre ses doigts.
Aung San Suu Kyi, le choix déchirant de rester
1991. La junte birmane laisse théoriquement Aung San Suu Kyi sortir du pays pour recevoir son prix. Mais elle sait : si elle part, elle ne pourra jamais revenir. Elle choisit de rester en résidence surveillée.
Son mari Michael Aris et leurs deux fils, Alexander et Kim, font le voyage jusqu’à Oslo. Une autre chaise vide trône sur la scène. Le monde découvre alors le visage d’une femme prête à sacrifier sa liberté personnelle pour celle de son peuple.
Elle ne récupérera son Nobel qu’en 2012, vingt et un ans plus tard, après la fin de sa longue assignation à résidence.
Lech Walesa et la peur du rideau de fer
1983. La Pologne vit encore sous la loi martiale. Lech Walesa dirige Solidarność dans la clandestinité. Le régime communiste laisse entendre que s’il quitte le pays, il ne pourra pas rentrer.
L’électricien de Gdansk fait le calcul : son combat a besoin de lui sur place. Il reste. Sa femme Danuta et leur fils Bogdan reçoivent le prix à sa place. Walesa regardera la cérémonie à la télévision, dans une Pologne encore grise.
Andrei Sakharov, prisonnier de l’URSS
1975. Le père de la bombe H soviétique est devenu le plus grand dissident du pays. Andreï Sakharov dénonce les violations des droits humains. Moscou lui refuse le visa de sortie.
C’est son épouse Elena Bonner, elle-même militante, qui se rend à Oslo. Elle lit son discours. Quelques années plus tard, Sakharov sera déporté à Gorki, coupé du monde. Le Nobel aura été l’un des rares échos de liberté qu’il aura entendus.
1973 : le Nobel que personne n’a voulu toucher
L’un des épisodes les plus controversés. Henry Kissinger et Le Duc Tho sont récompensés pour les accords de Paris censés mettre fin à la guerre du Vietnam. La trêve ne durera pas.
Le Duc Tho refuse carrément le prix : « La paix n’est pas encore réelle. » Kissinger, lui, redoute les manifestations anti-guerre. Il reste aux États-Unis. Pour la première fois, les deux lauréats brillent par leur absence la même année.
Carl von Ossietzky, le lauréat que les nazis ont voulu effacer
1935. Le journaliste pacifiste allemand est enfermé dans un camp de concentration depuis l’incendie du Reichstag. Hitler, furieux, interdit à tout Allemand d’accepter un Nobel à l’avenir (décret qui durera jusqu’en 1945).
Ossietzky ne viendra jamais. L’argent du prix sera détourné par un avocat peu scrupuleux. Le lauréat mourra en 1938, toujours détenu, des suites de la tuberculose et des mauvais traitements.
Son Nobel reste l’un des plus courageux jamais décernés – et l’un des plus tragiques.
Depuis 1901, sur 104 lauréats individuels du Nobel de la Paix, au moins huit n’ont jamais pu assister à leur propre cérémonie. Huit absences qui disent la violence des régimes, mais aussi la force d’un prix capable de traverser les murs des prisons et les frontières fermées.
Quand Maria Corina Machado sera représentée par sa fille le 10 décembre prochain, elle s’inscrira dans cette longue lignée de résistants qui ont payé le prix fort pour leurs idées.
Leurs chaises vides n’ont jamais été aussi éloquentes.









