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Éthiopie : Élections 2026 dans un Pays Fracturé par les Conflits

Le 1er juin 2026, l’Éthiopie doit tenir des élections législatives alors que le Tigré, l’Oromia et l’Amhara sont en feu. Des centaines de milliers de morts, un million de déplacés, un budget électoral amputé… Le pays peut-il encore voter ? La réponse est plus incertaine que jamais.

Imaginez un pays de 130 millions d’habitants, deuxième nation la plus peuplée d’Afrique, qui s’apprête à organiser des élections nationales alors que plusieurs de ses régions échappent encore au contrôle de l’État central. C’est exactement la situation à laquelle l’Éthiopie fait face pour le scrutin législatif fixé au 1er juin 2026.

Dans un contexte de violences persistantes, de déplacements massifs de population et de finances publiques exsangues, la simple tenue de ce vote relève déjà du défi majeur. Et pourtant, le gouvernement fédéral affiche une détermination sans faille.

Un scrutin annoncé dans la tempête

La commission électorale éthiopienne a officiellement fixé la date : le 1er juin 2026. L’annonce, faite tard dans la soirée, intervient alors que le pays traverse l’une des périodes les plus troubles de son histoire récente.

Le Premier ministre Abiy Ahmed, prix Nobel de la paix 2019 devenu figure controversée, a déclaré devant le Parlement que son gouvernement possède « la capacité et la volonté » d’organiser les « élections les mieux préparées » que le pays ait jamais connues. Un discours ambitieux, presque provocateur, au regard de la réalité sur le terrain.

Le Tigré : une paix toujours précaire

Dans le nord, la région du Tigré reste une poudrière. La guerre civile qui a opposé de novembre 2020 à novembre 2022 les forces fédérales et leurs alliés aux rebelles du Front de libération du peuple du Tigré (TPLF) a laissé des cicatrices béantes.

Le bilan officiel, avancé par l’Union africaine, fait état de 600 000 morts – un chiffre que de nombreux observateurs jugent largement sous-estimé. Plus d’un million de personnes restent déplacées à l’intérieur du pays, selon les agences onusiennes.

L’accord de paix signé à Pretoria en novembre 2022 peine à se traduire dans les faits. Des tensions resurgissent régulièrement entre le Tigré et la région voisine de l’Afar, avec, en toile de fond, la présence toujours pesante des forces fédérales et l’ombre de l’Érythrée.

« Un cessez-le-feu sur le papier ne signifie pas la paix sur le terrain »

Cette phrase, souvent répétée par les humanitaires, résume parfaitement la fragilité de la situation. Des zones entières restent inaccessibles aux observateurs internationaux.

Oromia : une rébellion qui ne désarme pas

Au centre et au sud, la région Oromia, la plus peuplée du pays, est elle aussi en proie à une insurrection durable. Depuis 2018, l’Armée de libération oromo (OLA) mène une guérilla acharnée contre les forces fédérales.

Classée « organisation terroriste » par Addis Abeba, l’OLA conteste la marginalisation politique et économique de la communauté oromo, pourtant la plus importante ethniquement. Les affrontements sont quasi quotidiens dans les zones rurales qui entourent la capitale.

Cette région, qui forme une sorte de donut autour d’Addis Abeba, représente un enjeu stratégique colossal. Sans contrôle effectif de l’Oromia, la tenue d’élections libres et sécurisées dans la capitale elle-même devient hypothétique.

Amhara : les milices Fano défient l’État central

Plus au nord, la région Amhara connaît depuis avril 2023 une révolte ouverte des milices Fano. Ces groupes d’autodéfense traditionnels, initialement alliés du gouvernement fédéral pendant la guerre du Tigré, se sont retournés contre Addis Abeba.

Le motif ? Le projet du gouvernement de désarmer et d’intégrer ces milices dans l’armée régulière, perçu comme une tentative de casser le pouvoir régional amhara. Les combats font rage, particulièrement dans les zones de Gojjam et Gondar.

Aujourd’hui, de vastes portions rurales des régions Oromia et Amhara échappent totalement au contrôle des autorités fédérales. Dans certains districts, ce sont les groupes armés qui assurent l’administration et la sécurité.

Régions concernées par l’insécurité majeure :

  • Tigré (tensions résiduelles et risques de reprise des hostilités)
  • Afar (conflits inter-régionaux avec le Tigré)
  • Amhara (révolte des milices Fano)
  • Oromia (guérilla OLA dans plus de la moitié des zones)

Un précédent inquiétant : les élections de 2021

L’histoire récente donne peu de raisons d’être optimiste. Lors des dernières législatives de 2021, repoussées à plusieurs reprises à cause de la pandémie puis de la guerre, le vote n’avait tout simplement pas pu être organisé dans de nombreuses zones, notamment l’ensemble du Tigré.

Des élections partielles avaient été organisées plusieurs mois plus tard, mais le scrutin restait entaché d’irrégularités et de faible participation dans les zones accessibles. Beaucoup craignent un scénario similaire, voire pire, en 2026.

Le casse-tête du financement

Organiser des élections dans un pays de cette taille coûte cher. La commission électorale avait initialement estimé le budget nécessaire à 150 millions de dollars, avec une répartition à parts égales entre le gouvernement et les bailleurs internationaux.

Mais la guerre du Tigré a laissé l’Éthiopie financièrement exsangue. Les partenaires internationaux, échaudés par les violations des droits humains et la dérive autoritaire perçue, se montrent très réticents à financer le processus.

Résultat : le budget a été revu à la baisse à 100 millions de dollars, essentiellement pris en charge par l’État éthiopien lui-même. Une somme qui semble dérisoire au regard des défis logistiques à relever.

Un recensement obsolète qui fausse tout

Autre problème majeur : l’absence de données démographiques fiables. Le dernier recensement complet date de 2007. Près de vingt ans plus tard, personne ne sait exactement combien d’habitants compte chaque région, ni comment évolue leur poids relatif.

Or, en Éthiopie, le nombre de sièges à la Chambre des représentants des peuples est déterminé en fonction de la population de chaque région. Sans recensement actualisé, la répartition des circonscriptions risque d’être contestée avant même l’ouverture des bureaux de vote.

Ce point technique pourrait devenir un détonateur politique majeur, chaque groupe ethnique soupçonnant les autres de vouloir manipuler les chiffres à son avantage.

Pourquoi Abiy Ahmed tient tant à ces élections

Malgré tous ces obstacles, le pouvoir semble déterminé à aller au bout. Pour le Premier ministre, la tenue du scrutin représente un enjeu à la fois interne et international.

Sur le plan intérieur, des élections, même imparfaites, permettraient de renouveler la légitimité du Parlement et de son parti, le Prosperity Party, qui domine totalement la scène politique depuis 2019.

À l’international, organiser un vote, quel qu’en soit le degré de crédibilité, reste le meilleur moyen de faire taire les critiques sur la dérive autoritaire et de débloquer l’aide financière du FMI et de la Banque mondiale, suspendue depuis plusieurs années.

« Tenir des élections, même dans des conditions difficiles, reste la carte maîtresse d’Abiy pour conserver le soutien de l’Occident tout en consolidant son pouvoir »

Cette analyse, partagée par de nombreux observateurs, explique la volonté affichée de ne pas reporter le scrutin, quoi qu’il en coûte.

Un pays au bord du gouffre

Au-delà des aspects techniques, c’est la question de la cohésion nationale qui se pose avec acuité. L’Éthiopie, État multinational construit sur un délicat équilibre entre des dizaines de groupes ethniques, semble plus divisée que jamais.

Le modèle fédéral ethnique, vanté comme un rempart contre la domination d’un groupe sur les autres, montre aujourd’hui ses limites. Dans plusieurs régions, on assiste à une forme de sécession de fait, où l’autorité centrale n’a plus ni légitimité ni moyens d’action.

Dans ce contexte, organiser des élections nationales risque de ressembler à un exercice de fiction juridique sur une partie seulement du territoire.

Le 1er juin 2026, des millions d’Éthiopiens iront-ils voter ? Ou assisterons-nous à un scrutin partiel, contesté, dans un pays qui continue de sombrer dans la violence ? Une chose est sûre : ces élections, si elles ont lieu, marqueront un tournant décisif pour l’avenir de la Corne de l’Afrique.

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