Imaginez une jeune fille de 17 ans qui ne rentrera jamais chez elle. Son corps est retrouvé sans vie après un viol particulièrement violent. L’affaire choque tout un pays de sept millions d’habitants. Et, quelques semaines plus tard, le président lui-même annonce vouloir rétablir la peine de mort pour ce type de crimes. C’est exactement ce qui se passe aujourd’hui au Kirghizstan.
Un projet de loi explosif devant la Cour constitutionnelle
Depuis mercredi, la Cour constitutionnelle kirghize examine un texte porté personnellement par le président Sadyr Japarov. L’objectif ? Autoriser, à titre exceptionnel, la peine capitale pour deux catégories de crimes jugés particulièrement odieux :
- les crimes sexuels graves commis sur des enfants,
- les meurtres accompagnés de viol.
Pour l’instant, aucune date de rendu de décision n’a été communiquée. Si l’avis est positif, le projet sera transmis au Parlement. Et si le Parlement l’approuve, un référendum national sera organisé pour modifier l’article 25 de la Constitution, qui interdit aujourd’hui la peine de mort.
D’où vient cette soudaine volonté ?
L’élément déclencheur est tragique et médiatisé. Fin septembre, une adolescente de 17 ans a été enlevée, violée puis tuée. L’émotion a été immense dans tout le pays. Des manifestations ont éclaté. Les réseaux sociaux se sont enflammés. Très vite, le président Japarov a saisi l’occasion pour relancer un débat qui couvait depuis des années.
Il justifie sa position par une prétendue explosion des violences sexuelles contre les femmes et les enfants. Pourtant, plusieurs observateurs soulignent que cette hausse apparente s’explique surtout par un meilleur signalement des faits, conséquence d’une législation récemment durcie et d’une prise de conscience collective.
Un long chemin vers l’abolition… et peut-être le retour en arrière
Le Kirghizstan n’a plus exécuté personne depuis 1998. L’abolition totale est intervenue en 2007, faisant du pays l’un des rares d’Asie centrale à avoir franchi ce cap. À l’époque, c’était un signal fort : l’ex-république soviétique voulait montrer qu’elle tournait la page des pratiques autoritaires.
Longtemps présentée comme l’île démocratique d’Asie centrale, le Kirghizstan voit pourtant son image se ternir depuis l’arrivée au pouvoir de Sadyr Japarov en 2020. De nombreuses ONG dénoncent une dérive autoritaire : répression des médias, arrestations d’opposants, lois liberticides. Réintroduire la peine de mort serait un nouveau signal alarmant.
L’ONU monte au créneau
Fin octobre, le Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, Volker Türk, a pris la parole publiquement. Son message était clair et sans détour :
« La réintroduction de la peine de mort constituerait une grave violation du droit international. L’abolition est juridiquement irrévocable pour les États ayant ratifié les traités concernés, ce qui est le cas du Kirghizstan. »
Le pays a en effet ratifié le Deuxième Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatifs aux droits civils et politiques, qui vise à abolir la peine de mort. Selon les experts onusiens, revenir en arrière serait tout simplement illégal.
Et les défenseurs des droits humains kirghizes ?
Localement, les organisations de défense des droits de l’homme ne désarment pas. Elles rappellent que le vrai problème n’est pas l’absence de peine, mais la faiblesse du système judiciaire :
- Enquêtes bâclées ou influencées,
- Formations insuffisantes des policiers et des juges,
- Corruption endémique dans toute la chaîne pénale,
- Taux de condamnation très faibles pour les crimes sexuels.
Pour elles, exécuter quelques criminels ne résoudra rien. Au contraire, cela risque de détourner l’attention des réformes structurelles indispensables.
Un contexte mondial inquiétant
Selon le dernier rapport d’Amnesty International (31 décembre 2024), 145 pays ont aboli la peine de mort en droit ou en pratique. Dans le même temps, l’organisation a recensé au moins 1 518 exécutions dans le monde en 2024, soit une augmentation de 32 % par rapport à l’année précédente.
Les pays qui exécutent le plus restent les mêmes : Iran, Arabie saoudite, Chine (chiffres officiels secrets), Irak… Le Kirghizstan, s’il franchissait le pas, rejoindrait une minorité de plus en plus isolée sur la scène internationale.
Que va-t-il se passer maintenant ?
Tout dépend de la Cour constitutionnelle. Si elle donne son feu vert, la bataille se déplacera au Parlement, puis dans les urnes. Les sondages informels circulant sur les réseaux kirghizes montrent une opinion publique très divisée : une partie importante de la population soutient le président, traumatisée par les affaires récentes, tandis qu’une autre craint un retour en arrière irréversible.
Une chose est sûre : ce débat va marquer durablement le jeune État centrasiatique. Il pose des questions fondamentales. Jusqu’où la colère légitime face à l’horreur peut-elle justifier le retour d’une peine que le pays avait courageusement abolie ? Et surtout, la vengeance d’État est-elle vraiment la solution quand le système judiciaire reste si fragile ?
Le monde regarde. Les enfants kirghizes méritent protection. Mais à quel prix ?
À retenir
- Examen en cours devant la Cour constitutionnelle
- Peine de mort envisagée uniquement pour crimes sexuels sur enfants et meurtres avec viol
- Forte opposition de l’ONU et des ONG locales
- Référendum nécessaire pour modifier la Constitution
- Dernière exécution en 1998, abolition totale en 2007
Le Kirghizstan se trouve à un carrefour. Restera-t-il fidèle à son engagement abolitionniste de 2007, ou cédera-t-il à la pression émotionnelle et populaire ? Les prochaines semaines seront décisives.









