Imaginez un instant : des centaines de soldats, armes à la main il y a encore quelques heures, traversent une frontière sous un soleil brûlant, épuisés, pour déposer leur équipement et se placer sous la protection d’un pays voisin. Cette scène, digne d’un film de guerre, s’est déroulée il y a quelques jours seulement à la frontière entre le Soudan et le Soudan du Sud.
Heglig, le cœur pétrolier du Soudan, bascule dans le camp des paramilitaires
Le champ pétrolier de Heglig, situé à l’extrême sud du Kordofan, vient de tomber aux mains des Forces de soutien rapide (FSR). Ce site n’est pas n’importe quel gisement : il représente la plus importante installation de traitement du pétrole soudanais et, surtout, une part vitale de l’économie du Soudan du Sud depuis son indépendance.
Les paramilitaires ont annoncé avoir pris le contrôle total de la zone après le retrait précipité de l’armée régulière. Selon leurs déclarations, les soldats gouvernementaux auraient purement et simplement fui face à l’avancée des FSR, laissant derrière eux armes lourdes et équipements.
Une reddition massive à la frontière sud-soudanaise
Le lieutenant-général Johnson Olony, chef adjoint de l’état-major adjoint des forces armées sud-soudanaises (SSPDF), a confirmé dans une vidéo devenue virale que des militaires soudanais s’étaient présentés à ses troupes pour se rendre. Ils ont remis leurs armes et leur matériel sans résistance.
Le nombre exact de soldats reste flou. Certaines sources évoquent plusieurs centaines d’hommes. Ce qui est certain, c’est que cette reddition collective marque un tournant psychologique majeur dans un conflit qui dure depuis avril 2023.
« Des soldats soudanais se sont rendus hier au SSPDF et se trouvent maintenant avec nous »
Lieutenant-général Johnson Olony
Pourquoi Heglig représente un enjeu stratégique colossal
Pour comprendre l’ampleur de l’événement, il faut revenir aux fondamentaux. Heglig n’est pas seulement un champ pétrolier parmi d’autres. C’est la principale installation permettant d’acheminer et de traiter le pétrole extrait au Soudan du Sud vers les ports d’exportation.
Lors de la sécession de 2011, le Soudan du Sud a hérité de près de 75 % des réserves pétrolières de l’ancien Soudan uni. Mais il dépend toujours des infrastructures du Nord – pipelines, raffineries, terminaux – pour exporter son or noir. Heglig est l’un des maillons essentiels de cette chaîne.
Perdre ce site, c’est donc priver Khartoum d’une ressource vitale tout en menaçant directement les revenus du Soudan du Sud, déjà fragilisé par des années d’instabilité politique et économique.
Les FSR célèbrent un « tournant décisif »
Dans un communiqué triomphant, les Forces de soutien rapide ont qualifié la prise de Heglig de « tournant pour la libération du pays tout entier ». Pour elles, contrôler cette zone stratégique revient à couper l’une des principales artères financières du régime de Khartoum.
Depuis leur offensive fulgurante au Darfour à l’automne, les paramilitaires dirigés par Mohamed Hamdan Daglo, dit « Hemedti », n’ont cessé de grignoter du terrain. La chute complète du Darfour, puis l’avancée vers le Kordofan, et maintenant Heglig : la dynamique semble clairement en leur faveur sur le terrain.
Accusations d’attaque de drone après la prise du site
Mais la victoire des FSR serait entachée d’un lourd bilan. Les paramilitaires accusent l’armée soudanaise d’avoir lancé une frappe de drone sur le champ pétrolier peu après leur entrée. Selon eux, cette attaque aurait causé la mort de dizaines de personnes – ouvriers, ingénieurs, soldats sud-soudanais et membres des FSR.
Ils affirment également que plusieurs installations critiques ont été détruites ou gravement endommagées. Des informations impossibles à vérifier de source indépendante pour l’instant, mais qui, si elles se confirment, pourraient compliquer encore davantage la situation humanitaire et économique.
Un coup dur aussi pour Juba
Le Soudan du Sud, bien que théoriquement neutre dans le conflit, se retrouve malgré lui au cœur de la tourmente. La présence de ses soldats sur le site – pour protéger les installations pétrolières dont dépend son économie – le place en première ligne.
Perdre le contrôle opérationnel de Heglig, même temporairement, pourrait priver Juba de centaines de millions de dollars de revenus. Dans un pays où plus de 80 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, les conséquences seraient dramatiques.
À retenir : Le Soudan du Sud exporte encore aujourd’hui la quasi-totalité de son pétrole via les infrastructures du Soudan. Toute perturbation à Heglig se répercute immédiatement sur son budget et sa stabilité.
Deux ans et demi de guerre : un bilan humain effroyable
Depuis le début du conflit entre l’armée du général Al-Burhan et les paramilitaires de Hemedti, le Soudan traverse l’une des pires crises humanitaires de son histoire. Des dizaines de milliers de morts, douze millions de déplacés ou réfugiés, des villes entières rasées.
Le Kordofan et le Darfour, zones déjà martyrisées par des décennies de conflits, paient une fois de plus le prix fort. La prise de Heglig risque d’intensifier encore les combats dans une région où les civils n’ont plus nulle part où fuir.
Et pendant ce temps, les négociations de paix patinent. Les médiations régionales et internationales se succèdent sans résultat tangible. Chaque avancée militaire d’un camp semble repousser un peu plus l’espoir d’un cessez-le-feu.
Vers une nouvelle phase du conflit ?
La chute de Heglig pose une question cruciale : l’armée soudanaise parvient-elle encore à tenir ses positions stratégiques ? La reddition massive de soldats à la frontière suggère une démoralisation croissante dans les rangs gouvernementaux.
Pour les FSR, cette victoire pourrait ouvrir la voie à une offensive plus large vers Khartoum même. Contrôler les revenus pétroliers, c’est se donner les moyens de financer une guerre longue et d’acheter des soutiens.
Mais rien n’est joué. L’histoire du Soudan nous a appris que les rapports de force peuvent s’inverser rapidement. Et que les grandes victoires militaires se transforment parfois en pièges stratégiques.
Une chose est sûre : tant que ce conflit durera, ce sont les populations des deux Soudan qui continueront d’en payer le prix le plus lourd. Heglig n’est qu’un chapitre de plus dans une guerre qui semble ne jamais vouloir s’arrêter.
Le pétrole, ressource tant convoitée, reste au cœur des conflits africains.
Aujourd’hui plus que jamais, il coule autant d’encre que de sang.









