Imaginez une élection où moins de dix mille voix séparent le vainqueur du perdant, sur près d’un demi-million de votants. Imaginez maintenant que l’opposition dénonce des fraudes dans plus d’une centaine de bureaux et que la commission électorale ordonne, pour la troisième fois, un recomptage manuel. C’est exactement ce qui se passe en ce moment même en Republika Srpska, l’entité serbe de Bosnie-Herzégovine.
Un scrutin anticipé sous très haute tension
Le 23 novembre dernier, les habitants de Republika Srpska étaient appelés aux urnes pour élire le successeur de Milorad Dodik, figure historique du nationalisme serbe bosnien, destitué par la justice au début de l’année. Une première dans l’histoire récente de l’entité.
Le candidat soutenu par la coalition au pouvoir, Sinisa Karan, a été crédité de 50,39 % des suffrages exprimés. Son rival, Branko Blanusa, porté par plusieurs partis d’opposition, a obtenu 48,22 %. Soit un écart de seulement 2,17 points, soit environ 9 800 voix.
Avec une participation particulièrement faible – à peine 35,5 % – chaque bulletin compte double. Et c’est précisément là que le bât blesse.
Des accusations graves et précises
L’opposition n’a pas attendu vingt-quatre heures pour crier à la tricherie. Selon elle, des irrégularités majeures auraient été constatées dans plus de cent bureaux de vote, notamment à Zvornik, Doboj et Laktasi, des bastions traditionnels du pouvoir en place.
Les griefs sont multiples : urnes mal scellées, procurations douteuses, pressions sur les électeurs, et même des cas présumés de votes multiples. Des témoignages font état de personnes ayant voté plusieurs fois grâce à des pièces d’identité prêtées ou volées.
Ces fraudes ont été déterminantes pour le résultat final, affirme un porte-parole de l’opposition. Sans elles, notre candidat l’aurait emporté haut la main.
De son côté, Milorad Dodik, toujours très influent malgré sa condamnation, balaie ces accusations d’un revers de main et parle de « tentative désespérée de l’opposition pour semer le chaos ».
Troisième recomptage en deux semaines
Lundi, la Commission électorale centrale de Bosnie (CIK) a tranché : un nouveau recomptage manuel est ordonné dans 51 bureaux de ces bureaux contestés. C’est la troisième vague depuis le scrutin. Au total, près de 80 bureaux sur les 2 100 que compte l’entité ont déjà fait ou vont faire l’objet d’un nouveau décompte.
Les villes les plus concernées sont Zvornik à l’est, ainsi que Doboj et Laktasi dans le nord, des zones où plusieurs dizaines de milliers d’électeurs sont inscrits. Des localités où le camp Dodik a traditionnellement réalisé ses meilleurs scores.
Parallèlement, la CIK a annoncé ouvrir des enquêtes pour « soupçons de violation des règles électorales » dans une vingtaine d’autres localités, dont certaines grandes villes de l’entité.
Pourquoi cette élection était-elle si particulière ?
Pour comprendre l’ampleur de la crise actuelle, il faut remonter à février 2025. Milorad Dodik, président de Republika Srpska depuis près de vingt ans (avec une courte interruption), a été condamné à six ans d’inéligibilité pour avoir défié à plusieurs reprises les décisions du Haut représentant international, Christian Schmidt.
Cette condamnation, confirmée en appel, a provoqué l’une des plus graves crises politiques depuis la fin de la guerre de 1992-1995. Pendant plusieurs mois, Dodik a menacé de ne pas reconnaître le verdict et de faire sécession. Finalement, il a accepté l’organisation d’un scrutin anticipé.
Mais son ombre plane toujours. Sinisa Karan, le candidat déclaré vainqueur, est perçu comme son dauphin direct. Une victoire de l’opposition aurait donc été vue comme un véritable séisme politique.
Un pays toujours fracturé trente ans après Dayton
La Bosnie-Herzégovine reste l’un des pays les plus complexes d’Europe. Issue des accords de Dayton signés il y a exactement trente ans, elle est composée de deux entités quasi-indépendantes : la Fédération croato-bosniaque et la Republika Srpska, reliées par un gouvernement central particulièrement faible.
Chaque entité dispose de son propre président, de son parlement, de sa police, de son système éducatif… Tout ce qui touche à la défense, à la monnaie et aux affaires étrangères relève du niveau étatique, souvent bloqué par les veto croisés.
Ce système, ajouté à la présence toujours active du Haut représentant doté de pouvoirs quasi-coloniaux (les fameux « pouvoirs de Bonn »), crée un cocktail explosif où toute élection locale prend rapidement une dimension nationale, voire internationale.
Que peut-il se passer maintenant ?
Plusieurs scénarios sont sur la table.
- Le recomptage confirme les résultats préliminaires → Sinisa Karan est officiellement investi début 2026.
- Le recomptage fait basculer plusieurs milliers de voix → l’écart se réduit dangereusement et de nouvelles contestations émergent.
- Des preuves irréfutables de fraude sont découvertes → annulation partielle ou totale du scrutin, avec risque de nouvelle crise institutionnelle.
L’opposition, elle, a déjà prévenu : si la CIK ne va pas au bout de ses investigations, elle appellera à des manifestations massives à Banja Luka, la capitale de l’entité serbe.
Dans un pays où les souvenirs de la guerre restent vifs et où les discours nationalistes trouvent toujours un écho, personne ne souhaite revivre les tensions de 2021-2022, quand Dodik avait alors menacé ouvertement de créer une armée serbe séparée.
Un test majeur pour la démocratie bosnienne
Au-delà de la personnalité clivante de Milorad Dodik, c’est toute la crédibilité du processus électoral en Republika Srpska qui est en jeu. La faible participation (35,5 %) montre déjà une certaine lassitude, voire une défiance, de la population.
Si les soupçons de fraude ne sont pas levés de manière transparente et incontestable, c’est tout le fragile équilibre institutionnel bosnien qui pourrait vaciller à nouveau. Trente ans après la fin de la guerre, le pays n’a toujours pas réussi à construire une démocratie pleinement apaisée.
Le monde entier regarde. L’Union européenne, les États-Unis, la Russie : tous ont des intérêts dans cette petite république balkanique. Et tous attendent de voir si, cette fois, les institutions bosniennes sauront répondre à la hauteur du défi.
Pour l’instant, une seule certitude : en Republika Srpska, le compte n’est pas encore tout à fait clos.









