Société

Campagne : Le Piège Invisible des Inégalités pour les Femmes

11 millions de Françaises vivent à la campagne. On imagine calme et nature… mais une étude révèle que l’éloignement transforme les inégalités de genre en véritable prison économique et sociale. Quand même un rendez-vous médical devient un parcours du combattant, et qu’une séparation peut signifier la rue… Jusqu’où va ce « malus rural » dont presque personne ne parle ?

Imaginez une jeune mère de famille qui doit choisir chaque matin : déposer les enfants à l’école ou aller travailler. Une voiture pour deux adultes, des trajets de vingt minutes minimum pour tout, et aucun bus avant des heures. Ce n’est pas un cas isolé. C’est le quotidien de millions de femmes en France rurale.

Le « malus rural du genre » : quand l’éloignement devient un amplificateur d’inégalités

Derrière les cartes postales de champs et de clochers, la campagne française cache une réalité bien moins bucolique pour les femmes. Une récente étude met en lumière un phénomène jusqu’ici peu documenté : l’ensemble des contraintes liées à la faible densité de population et aux distances agit comme un puissant révélateur, et souvent accélérateur, des inégalités de genre.

Ce que les chercheuses appellent le malus rural du genre ne crée pas les inégalités hommes-femmes (celles-ci existent partout), mais les exacerbe de façon parfois dramatique. Moins de services, moins de transports, moins d’employeurs : chaque manque pèse plus lourdement sur celles qui, traditionnellement, assument la plus grande part des tâches familiales.

La voiture, nerf de la guerre… et de l’inégalité

À la campagne, la règle est simple : un kilomètre équivaut à une minute de trajet incompressible. Faire les courses, amener les enfants à l’école, aller travailler, consulter un médecin : tout nécessite un véhicule personnel. Or, dans de nombreux couples, l’accès à la voiture reste profondément inégal.

Lorsqu’il y a deux véhicules, c’est presque systématiquement l’homme qui récupère le plus récent et le plus fiable. La femme hérite de la « seconde voiture », souvent ancienne, parfois en panne régulière. Cette réalité, observée par de nombreuses élues locales, conditionne toute l’organisation familiale.

« Monsieur a souvent la plus récente et la plus fiable, tandis que Madame récupère la vieille voiture pour gérer le travail et les enfants »

Isabelle Dugelet, maire de La Gresle (850 habitants)

Conséquence directe : certaines femmes renoncent purement et simplement à des opportunités professionnelles. Anaïs, 31 ans, a ainsi décliné un poste mieux rémunéré parce qu’il se situait « trop loin géographiquement ». Le permis de conduire lui-même peut devenir un luxe : sans possibilité de s’entraîner régulièrement sur de longues distances, certaines ne le passent jamais.

Maternité : le détonateur de la précarité

La naissance d’un enfant agit comme un révélateur brutal. En zone rurale, on compte en moyenne huit places de crèche pour cent enfants de moins de trois ans, contre vingt-six en ville. Quand la place manque ou que le coût est prohibitif, l’arbitrage financier est vite fait : celle qui gagne le moins (souvent la femme) réduit ou stoppe son activité.

Ce choix, présenté comme « rationnel » au sein du couple, enclenche un cercle vicieux : perte de revenu, interruption de carrière, cotisations retraite diminuées, dépendance économique accrue. À long terme, cet arrêt « temporaire » se transforme en appauvrissement durable, parfois définitif.

La théorie du pot de yaourt

L’expression est cruelle mais parlante. Dans de nombreux ménages ruraux, l’argent des hommes finance les biens durables : travaux dans la maison, voiture neuve, outils professionnels. L’argent des femmes, lui, disparaît dans les dépenses quotidiennes et périssables : courses alimentaires, vêtements des enfants, fournitures scolaires.

À la séparation, l’homme repart souvent avec le patrimoine immobilier et le véhicule principal. La femme, elle, se retrouve sans rien ou presque. 27 % des femmes rurales estiment qu’elles ne pourraient pas s’en sortir financièrement en cas de rupture, contre seulement 9 % des hommes.

Ophélie, 36 ans, en Gironde, vit cette situation au quotidien. Mère de trois enfants, séparée mais toujours sous le même toit que son ex-conjoint faute de moyens pour partir ailleurs. La pauvreté les contraint à cohabiter dans une tension permanente.

L’isolement, terreau des violences

L’éloignement géographique complique aussi l’accès à l’aide pour les victimes de violences conjugales. Moins de gendarmeries, trajets longs jusqu’aux associations, peur du « qu’en-dira-t-on » dans un village où tout le monde se connaît : tout concourt à maintenir le silence.

Quand la seule voiture est aux mains du conjoint violent, quitter le domicile relève parfois de l’impossible. Certaines femmes attendent des mois, voire des années, avant de trouver une solution viable.

Des soins de santé inaccessibles

Les déserts médicaux frappent particulièrement les femmes. Alex, 44 ans, a dû multiplier les appels pour obtenir une simple mammographie. Un an d’attente dans certains secteurs. Elle a finalement profité d’un séjour chez ses parents en banlieue parisienne pour passer son examen en quelques jours seulement.

Consultations gynécologiques, suivi de grossesse, IVG : tous ces actes nécessitent souvent des déplacements de plusieurs dizaines de kilomètres. Quand la voiture est indisponible ou que les horaires ne collent pas avec la garde des enfants, beaucoup renoncent purement et simplement.

Une domination qui s’ancre dans l’espace

La répartition des tâches reste très genrée à la campagne. L’homme est « dehors » : travaux agricoles, bricolage, chasse, activités associatives valorisées. La femme est « dedans » : maison, cuisine, soin des enfants. Cette division spatiale renforce le sentiment d’illégitimité dès qu’une femme envisage de sortir de ce cadre.

Conséquence visible : la sous-représentation massive des femmes dans les conseils municipaux ruraux. Beaucoup hésitent à se présenter, persuadées qu’elles ne seront pas à la hauteur – une question que les hommes, eux, se posent rarement.

« Une femme se demandera toujours si elle va être compétente, une question qu’un homme ne se pose jamais »

Isabelle Dugelet, maire

Un sexisme ordinaire qui prospère dans le vide

Lorsque les employeurs sont peu nombreux, le pouvoir de négociation des salariées diminue. Refuser un poste ou contester une injustice devient risqué : c’est accepter de tout perdre. Anaïs s’est ainsi vu refuser une promotion parce qu’elle était enceinte. Son patron, interrogé, n’a « pas vu le sexisme là-dedans ».

Cette banalisation du sexisme, combinée à l’isolement, crée un climat où les comportements discriminatoires passent plus facilement inaperçus, voire sont considérés comme normaux.

Vers quelles solutions ?

Face à ce constat, plusieurs pistes émergent. Développement de solutions de transport à la demande, création de tiers-lieux avec crèches intégrées, campagnes de sensibilisation auprès des employeurs ruraux, aide renforcée au permis de conduire pour les femmes en insertion : les idées ne manquent pas.

Mais au-delà des mesures techniques, c’est une prise de conscience collective qui s’impose. La campagne française n’est pas condamnée à rester un amplificateur d’inégalités. À condition de regarder en face la réalité vécue par ces 11 millions de femmes et de refuser l’idée que l’éloignement excuse tout.

Parce que derrière chaque trajet impossible, chaque renoncement professionnel, chaque silence imposé, il y a une vie entravée. Et que la liberté, même à la campagne, ne devrait jamais être un privilège masculin.

En résumé :

  • La dépendance à la voiture individuelle creuse les écarts au sein du couple
  • Le manque de crèches pousse massivement les mères à arrêter de travailler
  • La « théorie du pot de yaourt » appauvrit durablement les femmes
  • L’éloignement complique l’accès aux soins et protège parfois les auteurs de violences
  • Le sexisme ordinaire prospère là où les alternatives professionnelles sont rares

La prochaine fois que vous traverserez un village paisible, souvenez-vous qu’il peut aussi être le théâtre d’inégalités invisibles, mais bien réelles. Et que changer cela commence peut-être par en parler, enfin, à voix haute.

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