Imaginez une zone grande comme deux fois l’Espagne où les attaques armées se multiplient à une vitesse effrayante. En 2019, on en comptait moins de deux mille. Six ans plus tard, elles dépassent les cinq mille par an. Ce n’est pas un scénario de film catastrophe : c’est le Sahel aujourd’hui.
Le Sahel, nouvelle priorité sécuritaire américaine
À Abidjan, en marge de l’investiture du président Alassane Ouattara, un haut responsable américain a mis les mots justes sur une réalité brutale. La situation sécuritaire en Afrique de l’Ouest représente une préoccupation très importante pour Washington. Derrière cette formule diplomatique se cache une inquiétude profonde : les violences jihadistes ne se contentent plus de rester cantonnées au cœur du Sahel.
Elles descendent inexorablement vers les pays du Golfe de Guinée, là où se concentrent ports stratégiques, ressources pétrolières et une bonne partie de la croissance économique du continent. Quand la sécurité vacille, les investisseurs hésitent. Et quand les investisseurs hésitent, toute une région risque de basculer.
Des chiffres qui donnent le vertige
Les données sont implacables. Entre 2019 et 2024, le nombre d’attaques a été multiplié par près de trois. On est passé de 1 900 incidents concentrés surtout à la frontière Mali-Burkina Faso à plus de 5 500 sur une immense bande sahélienne. Et cela avant même la fin 2025.
Le bilan humain est tout aussi terrifiant : près de 77 000 morts. Des villages entiers rayés de la carte, des millions de déplacés, des enfants qui ne verront jamais l’intérieur d’une école. Ce n’est plus une crise locale. C’est une catastrophe régionale qui frappe désormais aux portes du Bénin, du Togo, de la Côte d’Ivoire ou du Ghana.
« Les besoins en matière de sécurité de la région sont une préoccupation très importante »
Jacob Helberg, sous-secrétaire d’État américain
Le virage stratégique de Washington
L’administration américaine actuelle a décidé de changer de logiciel. Fini le temps où l’aide au développement coulait à flots sans conditions fortes. Place au commerce plutôt qu’à l’aide. Une philosophie qui peut sembler froide, mais qui repose sur une logique simple : un pays stable attire les entreprises. Un pays instable reste dépendant.
Pour les investisseurs américains, la sécurité n’est pas un sujet parmi d’autres. C’est le sujet. Aucun groupe ne placera des milliards dans une zone où les routes peuvent être coupées du jour au lendemain par des groupes armés. La stabilité devient donc le premier critère, avant même la rentabilité immédiate.
Ce message a été répété clairement à Abidjan : « Si les Américains doivent prendre des risques pour investir, cet investissement doit être fiable et sécurisé. » Point final.
Les juntes sahéliennes dans le viseur… et dans la discussion
Le Mali, le Niger et le Burkina Faso vivent sous régime militaire depuis plusieurs années. Des coups d’État successifs ont porté des officiers au pouvoir entre 2020 et 2023. L’administration précédente avait réagi en suspendant une grande partie de l’aide au développement. Une punition qui a poussé ces pays à se tourner vers d’autres partenaires.
Aujourd’hui, les États-Unis tentent de reprendre la main. Des délégations de haut niveau se sont succédées ces dernières semaines à Bamako, Ouagadougou et Niamey. L’objectif ? Proposer « la solution américaine » face au terrorisme tout en ouvrant la porte aux investissements privés.
Les discussions sont toujours en cours. Il serait prématuré d’en dévoiler les contours précis, mais le message est clair : Washington est prêt à parler avec tout le monde, y compris les régimes issus de coups d’État, dès lors que la lutte contre le jihadisme avance et que le terrain devient viable pour les entreprises.
Une problématique régionale, pas seulement nationale
Le responsable américain l’a répété plusieurs fois : les problèmes de sécurité au Sahel ne se règlent pas pays par pays. Les groupes armés traversent les frontières comme si elles n’existaient pas. Une attaque au nord du Burkina peut avoir des répercussions jusqu’au nord de la Côte d’Ivoire en quelques mois seulement.
Cette réalité impose une coordination régionale forte. Les trois pays de l’Alliance des États du Sahel (Mali, Niger, Burkina Faso) l’ont d’ailleurs reconnu mi-novembre devant l’ONU : ils se disent « entièrement disposés » à coopérer avec leurs voisins et tous les partenaires qui le souhaitent.
Derrière les déclarations officielles, la course est lancée. Chaque acteur international veut sa part d’influence dans une région riche en minerais stratégiques, en terres agricoles et en opportunités énergétiques. Les États-Unis ne veulent pas laisser le terrain libre.
La Côte d’Ivoire, modèle et rempart
En choisissant Abidjan pour livrer ce message fort, Washington envoie aussi un signal politique. La Côte d’Ivoire est devenue en quelques années l’un des partenaires les plus solides des États-Unis en Afrique de l’Ouest francophone. Croissance à deux chiffres certaines années, climat des affaires en nette amélioration, armée modernisée : le pays fait figure d’exception dans une sous-région tourmentée.
Mais même ce modèle n’est pas à l’abri. Les attaques se rapprochent dangereusement de ses frontières nord. Prévenir l’extension du chaos est devenu une priorité absolue pour Abidjan comme pour Washington.
Ce que cela change concrètement
Dans les faits, cette nouvelle doctrine américaine pourrait se traduire par plusieurs évolutions majeures dans les mois à venir :
- Reprise progressive de certains programmes de coopération sécuritaire avec les pays sous junta, sous conditions strictes
- Mise en place de partenariats public-privé mêlant sécurité et investissements (mines, énergie, infrastructures)
- Renforcement des capacités des pays côtiers pour prévenir l’extension vers le sud
- Pressions accrues sur les groupes jihadistes via des moyens indirects (renseignement, formation, équipements)
Rien n’est encore acté. Mais le ton a changé. Washington ne regarde plus le Sahel comme un puits sans fond où l’on verse de l’aide. Le regard est désormais celui d’un investisseur qui veut sécuriser son terrain avant de construire.
Dans cette partie d’échecs géante, chaque mouvement compte. Et pendant ce temps, sur le terrain, les populations continuent de payer le prix fort d’une insécurité qui ne faiblit pas. La vraie question reste entière : le pragmatisme économique parviendra-t-il là où l’aide humanitaire et les grandes déclarations ont échoué ? Les prochains mois nous le diront.
En résumé : Les États-Unis considèrent désormais la sécurité en Afrique de l’Ouest comme une priorité absolue, non plus par devoir moral, mais parce qu’elle conditionne tout investissement futur. Le message est clair : sans stabilité, pas de commerce. Et sans commerce, pas de développement durable. Une page se tourne.









