Imaginez un pays où plus de dix pour cent du territoire est officiellement déclaré « trop dangereux » pour permettre à ses habitants de glisser un bulletin dans l’urne. C’est la réalité brutale qui se dessine en Birmanie à moins d’un mois d’élections législatives présentées par la junte comme un retour à la normale. Samedi dernier, la commission électorale contrôlée par les militaires a annoncé que près de 1 600 groupements de villages – sur environ 13 500 que compte le pays – ne participeront pas au scrutin prévu à partir du 28 décembre.
Un scrutin déjà amputé avant même d’avoir commencé
Cette décision n’est pas une surprise, mais son ampleur glace le sang. Elle touche des zones entières où les combats font rage depuis le coup d’État de février 2021. Des régions où les armées ethniques et les Forces de défense populaire tiennent le terrain face à l’armée régulière.
L’argument officiel est simple et implacable : ces territoires « ne permettent pas la tenue d’élections libres et équitables ». Traduction : là où la junte ne contrôle plus le sol, elle refuse purement et simplement que le peuple vote.
Une exclusion massive qui redessine la carte électorale
En septembre déjà, un septième des circonscriptions avait été rayé de la carte électorale. Avec cette nouvelle vague, ce sont des milliers de villages, souvent situés dans les États Karen, Kachin, Shan, Chin ou Sagaing, qui se retrouvent privés de tout droit de regard sur l’avenir politique du pays.
Cette amputation territoriale n’est pas anodine. Elle concerne précisément les zones où la résistance au régime militaire est la plus farouche et où la population a massivement rejeté la prise de pouvoir par la force il y a près de cinq ans.
« C’est une façon de faire disparaître politiquement ceux qui nous combattent »
un analyste birman sous couvert d’anonymat
Un vote sous perfusion militaire
Dans les régions où le scrutin aura bien lieu, l’ombre de l’uniforme plane lourdement. La junte a promulgué une loi punissant jusqu’à dix ans de prison toute critique ou manifestation contre ces élections. Le message est clair : voter oui, contester non.
L’ONU, par la voix de ses rapporteurs, a qualifié l’organisation de ce scrutin d’« inconcevable » dans le contexte actuel. Le Haut-Commissariat aux droits de l’homme redoute même une surveillance électronique massive des électeurs dans les bureaux de vote encore ouverts.
Des listes électorales opaques, des partis d’opposition dissous ou empêchés, des candidats emprisonnés ou en exil : tout concourt à faire de ces élections une formalité pour légitimer le pouvoir militaire.
Les Birmans de l’étranger entre espoir et désillusion
À Bangkok, Hong Kong ou Shanghai, quelques bureaux de vote avancés ont ouvert leurs portes sous haute protection policière. Les files d’attente sont courtes. Vingt-cinq personnes en deux heures à certains endroits. Le symbole est fort mais la participation reste confidentielle.
Les témoignages recueillis dessinent deux Birmanie irréconciliables.
« Je suis venue voter parce que je veux la paix, voir l’unité entre les citoyens »
Moe Moe Lwin, 42 ans, à Bangkok
« Je refuse de participer à une élection de façade alors que les civils sont opprimés, déplacés et privés de leurs droits fondamentaux »
Van, 29 ans, étudiant en Thaïlande (pseudonyme)
Ces deux voix résument le dilemme terrible qui fracture la diaspora : participer pour ne pas laisser la junte gagner par défaut, ou boycotter pour ne pas cautionner l’imposture.
Pourquoi la junte s’obstine-t-elle à organiser ces élections ?
La réponse tient en trois lettres : ASEAN. L’Association des nations de l’Asie du Sud-Est, dont la Birmanie est membre, exige depuis 2021 un retour à la démocratie. La junte promet des élections depuis quatre ans pour gagner du temps et tenter de normaliser sa situation internationale.
Mais derrière le vernis démocratique, l’objectif reste le même : transformer le coup d’État en régime légitime. En contrôlant le processus de A à Z – candidats autorisés, zones de vote, dépouillement –, les généraux espèrent obtenir une Assemblée à leur botte.
- 25 % des sièges réservés d’office à l’armée (règle constitutionnelle de 2008 toujours en vigueur)
- Partis proches de la junte favorisés
- Opposition réelle empêchée ou réduite au silence
- Résultat prévisible : une chambre qui « élira » très probablement le général Min Aung Hlaing président
Une guerre civile qui rend toute élection absurde
Plus de quatre ans après le putsch, la Birmanie est morcelée comme jamais. Les armées ethniques contrôlent des territoires entiers. Les Forces de défense du peuple (PDF) infligent défaite sur défaite à l’armée régulière dans le centre du pays. Sagaing, Magway, des pans entiers de Mandalay sont hors de contrôle militaire.
Dans ce contexte, organiser des élections relève de la fiction. Comment prétendre à la représentativité quand des millions de déplacés internes n’ont plus de maison, quand des villages entiers ont été rasés, quand internet est coupé dans les zones rebelles ?
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : plus de 3 millions de déplacés, des milliers de morts civils, des crimes de guerre documentés presque quotidiennement. Et c’est dans ce chaos que la junte veut faire croire à un retour à la normale.
Le boycott actif des groupes armés
Dans les enclaves contrôlées par les Karen, les Kachin, les Shan ou l’Arakan Army, le mot d’ordre est clair : ces élections n’existent pas. Pas de bureaux de vote, pas de listes, pas de campagne. Certains groupes ont même menacé de représailles ceux qui tenteraient d’organiser le scrutin sur leur territoire.
Ce boycott n’est pas seulement symbolique. Il prive le futur parlement de toute légitimité dans les régions périphériques, qui représentent pourtant une part essentielle de la diversité birmane.
Vers une nouvelle phase de la crise
Ces élections, quelles que soient leurs résultats, ne résoudront rien. Elles risquent au contraire d’attiser la colère. Soit la junte truque suffisamment le jeu pour obtenir une large majorité et s’auto-légitimer, soit des irrégularités trop flagrantes déclenchent une nouvelle vague de manifestations et de répression.
Dans les deux cas, le fossé entre le pouvoir militaire et une large partie de la population continuera de se creuser. Et la guerre civile, loin de s’éteindre, pourrait entrer dans une phase encore plus destructrice.
Le 28 décembre, quelques bureaux de vote ouvriront. Quelques bulletins seront déposés. Mais dans des milliers de villages, le silence sera assourdissant. Celui d’un peuple qu’on a décidé de faire taire, une fois de plus.
Et pendant ce temps, la communauté internationale observe, condamne parfois, mais agit peu. Car au fond, derrière les discours, la Birmanie reste un enjeu géostratégique secondaire pour beaucoup. Trop loin, trop compliquée, trop risquée.
Pour les Birmans, en revanche, il n’y a pas d’échappatoire. Juste le choix terrible entre participer à la farce ou continuer à se battre pour une démocratie qui semble s’éloigner chaque jour un peu plus.









