Imaginez une nuit calme brusquement déchirée par le grondement des canons. Vers 22 h 30, les habitants de Spin Boldak, dans le sud de l’Afghanistan, ont vu leur sommeil exploser en mille éclats de mortier. Quatre civils tués, quatre autres blessés. Encore une fois, la frontière avec le Pakistan s’est embrasée.
Une frontière qui ne connaît plus la paix
Depuis la prise de pouvoir des talibans à Kaboul en août 2021, les relations avec Islamabad n’ont cessé de se dégrader. Mais ce qui se passe aujourd’hui dépasse largement les habituelles escarmouches. Nous assistons à une véritable escalade militaire entre deux États voisins, pourtant liés par l’histoire, la religion et des centaines de kilomètres de ligne Durand contestée.
Le dernier épisode en date s’est déroulé dans la nuit du vendredi au samedi. Des échanges de tirs nourris ont duré près de deux heures. Côté afghan, on accuse le Pakistan d’avoir déclenché les hostilités avec de l’artillerie légère et lourde. Côté pakistanais, on jure que les forces talibanes ont ouvert le feu sans provocation.
Ce que disent les deux camps
Le porte-parole du gouvernement taliban, Zabihullah Mujahid, n’y est pas allé par quatre chemins sur X :
« Malheureusement, ce soir, la partie pakistanaise a commencé à attaquer l’Afghanistan à Kandahar, dans le district de Spin Boldak, et les forces de l’émirat islamique ont été forcées de riposter. »
De l’autre côté de la frontière, la réponse ne s’est pas fait attendre. Mosharraf Zaidi, porte-parole du Premier ministre pakistanais, a écrit :
« Il y a peu de temps, le régime taliban afghan a eu recours à des tirs sans provocation le long de la frontière. Nos forces armées ont immédiatement réagi de manière appropriée et intense. »
Deux versions irréconciliables, comme toujours. Et au milieu, des familles qui pleurent leurs morts.
Un bilan humain qui s’alourdit inexorablement
Le gouverneur de Spin Boldak, Abdul Karim Jahad, a confirmé à l’AFP le décès de quatre civils afghans et quatre blessés. Des obus de mortier ont frappé directement des habitations. Ali Mohammed Haqmal, responsable de l’information à Kandahar, a parlé d’utilisation massive d’artillerie par les forces pakistanaises.
Du côté de Chaman, un correspondant a entendu les mêmes détonations et vu les éclairs dans le ciel nocturne. Les deux populations vivent dans la peur permanente d’un nouveau déluge de feu.
Ce n’est malheureusement pas une première. Le 25 novembre déjà, Kaboul avait accusé Islamabad d’avoir bombardé des zones frontalières, tuant dix personnes dont neuf enfants. Islamabad avait nié avec véhémence.
Retour sur une crise qui couvée depuis des mois
Pour bien comprendre l’ampleur du drame actuel, il faut remonter à la mi-octobre. Un affrontement d’une rare violence avait alors fait environ 70 morts des deux côtés. Résultat : la frontière, l’un des points de passage les plus importants d’Asie du Sud, est fermée depuis le 12 octobre.
Des milliers de camions sont bloqués. Le commerce bilatéral, qui représentait des centaines de millions de dollars par an, est à l’arrêt. Fruits afghans pourrissent au soleil, médicaments pakistanais n’arrivent plus dans les hôpitaux de Kandahar.
Une trêve avait été obtenue le 19 octobre grâce à la médiation du Qatar et de la Turquie. Tout le monde y avait cru. Mais les tirs sporadiques n’ont jamais vraiment cessé.
Pire : des négociations organisées en Turquie début novembre pour un cessez-le-feu durable ont échoué. Le 28 novembre, le Pakistan a officiellement déclaré que « le cessez-le-feu ne tient plus », accusant les talibans afghans de soutenir les talibans pakistanais (TTP), ces insurgés qui ensanglantent le Pakistan depuis des années.
Le nœud du problème : le Tehrik-e-Taliban Pakistan
Islamabad reproche à Kaboul d’offrir un sanctuaire aux combattants du TTP. Depuis 2021 et le retour des talibans afghans au pouvoir, les attaques du TTP contre les forces pakistanaises ont explosé. Plus de 2 000 morts en trois ans selon certaines estimations.
Les talibans afghans, eux, jurent qu’ils ne soutiennent pas leurs « frères » pakistanais. Mais la porosité de la frontière et l’idéologie commune rendent la frontière extrêmement difficile à contrôler.
Pour le Pakistan, la ligne Durand, tracée par les Britanniques en 1893, est une frontière internationale intouchable. Pour beaucoup de Pachtounes des deux côtés (et pour les talibans), elle reste une ligne artificielle qui divise leur nation. Ce désaccord historique empoisonne toutes les tentatives de normalisation.
L’ombre de l’Inde dans le conflit
Et puis il y a New Delhi. L’Inde, ennemie jurée du Pakistan, se rapproche dangereusement de Kaboul depuis 2021. Des livraisons humanitaires, des contacts diplomatiques discrets, des projets de reconstruction… Islamabad y voit une manœuvre d’encerclement.
Chaque fois que les relations afghano-pakistanaises se tendent, les rumeurs d’une « main indienne » resurgissent à Islamabad. Vrai ou faux, ce soupçon alimente la paranoïa et rend toute désescalade plus compliquée.
Et maintenant ? Vers une guerre ouverte ?
Dans la nuit de vendredi à samedi, les tirs ont fini par cesser. Les deux parties auraient accepté de mettre fin aux hostilités, du moins pour l’instant. Mais plus personne n’y croit vraiment.
La frontière reste fermée. Les camions toujours bloqués. Les familles toujours endeuillées. Et les canons toujours chargés.
Tant que le dossier du TTP ne sera pas réglé, tant que la question de la ligne Durand restera taboue, tant que la méfiance mutuelle l’emportera sur le dialogue, cette frontière continuera de saigner.
Et ce sont toujours les civils – afghans comme pakistanais – qui paient le prix fort d’une guerre que personne ne semble vouloir, mais que tout le monde semble incapable d’arrêter.
Quatre morts de plus dans une nuit d’horreur.
Combien encore avant que la raison l’emporte ?
La communauté internationale observe, impuissante. Le Qatar et la Turquie ont déjà essayé de jouer les médiateurs. Sans succès durable. L’ONU appelle à la retenue. Mais sur le terrain, les soldats, eux, gardent le doigt sur la gâchette.
Dans les villages de Spin Boldak et de Chaman, on n’ose plus dormir tranquille. On sait que la prochaine nuit peut être la dernière.
Et pendant ce temps, à des milliers de kilomètres, le monde continue de tourner. Comme si cette frontière maudite n’était qu’un détail sur la carte.
Mais pour ceux qui y vivent, c’est toute leur vie qui est suspendue au prochain coup de canon.









