Imaginez une banque qui vous aide à faire disparaître vos revenus en Espagne pour payer moins d’impôts, qui recycle ensuite cet argent en liquide pour rémunérer des salariés au noir ou remplir des enveloppes de pots-de-vin. Ce n’est pas le scénario d’un thriller financier, c’est ce qu’a révélé une enquête française longue de quatorze ans.
Ce vendredi après-midi, le tribunal de Paris doit homologuer un accord spectaculaire : le géant bancaire espagnol Santander accepte de verser 22,5 millions d’euros pour éteindre définitivement les poursuites liées à des faits graves de blanchiment.
Une convention judiciaire qui évite le procès
Ce mécanisme, appelé convention judiciaire d’intérêt public (CJIP), est devenu l’arme favorite du parquet financier français pour traiter les délits économiques des grandes entreprises. Plutôt qu’un procès long et incertain, l’entreprise reconnaît les faits, paye une amende et s’engage à renforcer ses contrôles. Fin de l’histoire… ou presque.
Pour Santander, cette CJIP met un point final à un dossier ouvert en 2011 après une plainte… déposée par la banque elle-même. Ironie du sort : c’est Santander qui avait alerté les autorités françaises sur les pratiques douteuses de sa propre filiale parisienne.
BPI Paris, la filiale qui faisait tout sauf de la banque classique
Derrière l’enseigne BPI Paris se cachait un système bien rodé. Des clients, majoritairement français, transféraient leurs revenus professionnels vers l’Espagne pour diminuer drastiquement leur imposition. L’argent revenait ensuite sous forme d’espèces, prêt à être redistribué.
Le parquet parle d’un « vaste circuit de blanchiment au bénéfice de la clientèle ». Les enquêteurs ont identifié trois usages principaux de ce circuit :
- Réduire l’impôt en évacuant des revenus vers l’Espagne
- Mettre à disposition des espèces pour d’autres clients
- Financer des pots-de-vin ou rémunérer des salariés non déclarés
Soixante-quatorze clients sont concernés. Des dizaines de millions d’euros ont transité par ces canaux opaques pendant des années.
Des qualifications pénales particulièrement lourdes
Le parquet national financier ne mâche pas ses mots. Les faits relevés pourraient être qualifiés de :
- Blanchiment de fraude fiscale
- Blanchiment commis de façon habituelle
- Blanchiment en bande organisée
- Blanchiment en utilisant les facilités fournies par la profession de banquier
- Démarchage bancaire illicite
Autant dire que l’addition aurait pu être bien plus salée si l’affaire était allée jusqu’au procès. En France, le blanchiment en bande organisée peut valoir jusqu’à dix ans de prison et des millions d’euros d’amende.
« Les anciens employés mis en examen ont affirmé que ces pratiques étaient connues et validées par le siège à Madrid »
Extrait des déclarations rapportées par le parquet
Cette phrase lâchée par les enquêteurs fait froid dans le dos. Si elle était prouvée, elle impliquerait une validation au plus haut niveau du groupe Santander.
2022 : déjà une claque à 108 millions de livres au Royaume-Uni
L’affaire française n’est pas un cas isolé. Il y a trois ans, la Financial Conduct Authority britannique infligeait à Santander UK une amende record de 108 millions de livres (environ 126 millions d’euros à l’époque) pour des contrôles anti-blanchiment totalement défaillants.
Plus de 560 000 clients professionnels avaient été laissés sans surveillance pendant des années. Résultat : des milliards de livres déposés sans que la banque ne pose la moindre question sur l’origine des fonds.
Deux scandales majeurs en trois ans sur deux marchés différents. La répétition commence à ressembler à un schéma.
La CJIP, un outil de plus en plus utilisé en France
Depuis sa création en 2016, la convention judiciaire d’intérêt public est devenue l’issue préférée pour les grandes entreprises prises la main dans le sac. Elle présente plusieurs avantages décisifs :
- Éviter un procès pénal humiliant
- Ne pas reconnaître formellement la culpabilité (important pour les marchés)
- Obtenir une certaine prévisibilité sur le montant de la sanction
- Continuer à répondre aux appels d’offres publics (contrairement à une condamnation classique)
En échange, l’entreprise doit payer une amende d’intérêt public et souvent mettre en place un programme de conformité surveillé par l’Agence française anticorruption (AFA).
Depuis 2018, plus d’une dizaine de CJIP ont été signées avec des géants comme HSBC, Airbus ou Société Générale. Santander rejoint donc un club très select… mais peu enviable.
Que va devenir la filiale BPI Paris ?
Officiellement, BPI Paris n’existe plus sous cette forme depuis plusieurs années. La structure a été intégrée ou dissoute dans les méandres du groupe Santander. Mais les pratiques révélées datent d’une époque où la filiale fonctionnait encore de manière quasi autonome.
Les employés mis en examen, eux, n’ont pas eu la chance de leur employeur. Certains risquent encore des poursuites personnelles, même si la CJIP concerne uniquement la personne morale.
Un signal fort pour les banques étrangères en France
Ce dossier envoie un message clair : aucune banque, même étrangère, même puissante, ne peut se considérer à l’abri sur le sol français dès lors qu’elle touche à des opérations de blanchiment ou de fraude fiscale.
Les autorités françaises ont considérablement musclé leur arsenal depuis dix ans. Le parquet national financier, Tracfin, l’Agence française anticorruption : tous ces organismes travaillent désormais main dans la main pour traquer les flux douteux.
Et la coopération européenne fonctionne. L’Espagne, pays d’origine de Santander, a forcément été informée à un moment ou un autre de l’enquête. Le fait que le siège madrilène soit mis en cause par d’anciens employés ajoute une dimension diplomatique discrète mais réelle.
Les clients impliqués vont-ils être inquiétés ?
C’est la grande question qui reste en suspens. Les 74 clients identifiés dans le dossier ont bénéficié pendant des années d’un circuit parfaitement huilé pour frauder le fisc français.
Maintenant que la banque a payé, le fisc et le parquet vont-ils se retourner contre eux ? Rien n’est moins sûr. Beaucoup de faits sont prescrits. D’autres clients ont peut-être déjà régularisé leur situation via les cellules de dégrisement fiscal.
Mais pour certains, la facture risque d’arriver… avec des années de retard.
L’affaire Santander illustre parfaitement l’évolution du traitement des grandes délinquances financières en France : moins de procès spectaculaires, plus d’accords rapides et discrets, mais des amendes qui atteignent des montants toujours plus impressionnants.
22,5 millions d’euros, c’est énorme pour le commun des mortels. Pour un groupe qui pèse plus de 1 500 milliards d’euros d’actifs, c’est une sanction supportable. Le prix de la tranquillité, en quelque sorte.
Mais derrière l’accord juridique, reste une question de fond : comment une banque aussi puissante a-t-elle pu laisser fonctionner pendant des années un circuit aussi manifestement illégal ? Et surtout, combien d’autres affaires dorment encore dans les tiroirs des autorités financières européennes ?
À suivre…









