Chaque vendredi, la même rituelle prière rassemble les hommes dans les mosquées de Cisjordanie. À Oudala, petit village au sud de Naplouse, ce moment de recueillement s’est brutalement transformé en drame. Un père de famille de 38 ans gît aujourd’hui sans vie, touché à la tête par des tirs à balles réelles. L’histoire se répète, presque identique, semaine après semaine.
Un vendredi qui bascule à la sortie de la mosquée
Il est un peu plus de 13 heures. La prière collective vient de s’achever. Des dizaines d’hommes sortent de la mosquée principale d’Oudala, saluent leurs voisins, discutent calmement. Soudain, le crissement des jeeps militaires. Une patrouille israélienne approche.
Sans avertissement clair, les premières grenades lacrymogènes sont lancées. La fumée âcre envahit les ruelles étroites. Certains jeunes jettent des pierres en réaction. Le chaos s’installe en quelques minutes. Puis retentissent les détonations sèches de tirs à balles réelles.
Bahaa Abdel-Rahman Rachid, 38 ans, est touché à la tête. Il s’effondre immédiatement. Les secours du Croissant-Rouge palestinien tentent de le prendre en charge sur place, mais la blessure est trop grave. Transporté à l’hôpital Rafidia de Naplouse, il succombe peu après.
« On sortait juste de la prière… Il n’y avait même pas de manifestation. Les soldats ont lancé les gaz directement sur nous », témoigne Mouhammad al-Kharouf, habitant d’Oudala présent dans la mosquée ce jour-là.
Qui était Bahaa Abdel-Rahman Rachid ?
À 38 ans, Bahaa était connu dans son village comme un homme tranquille, père de famille sans histoire politique particulière. Vendredi après-midi, des dizaines d’hommes, dont son propre père, se sont rassemblés à l’hôpital Rafidia pour accompagner sa dépouille. Les visages étaient fermés, la colère contenue.
Comme tant d’autres avant lui, il n’appartenait à aucune faction armée connue. Il priait, travaillait, rentrait chez lui. Rien, dans le récit des habitants, ne justifiait qu’il devienne la cible de tirs mortels.
Un scénario qui se répète inlassablement
Depuis le 7 octobre 2023 et l’attaque du Hamas suivie de la guerre à Gaza, la Cisjordanie connaît une explosion de violences jamais vue depuis la seconde Intifada. Les incursions militaires se multiplient, souvent sous prétexte de recherche d’armes ou d’arrestations.
Les vendredis, jours de grande prière, sont particulièrement tendus. Les patrouilles se font plus visibles, parfois provocatrices. Les grenades lacrymogènes pleuvent régulièrement sur les fidèles à la sortie des mosquées, déclenchant des affrontements quasi automatiques.
Et presque systématiquement, des tirs à balles réelles sont rapportés. Le résultat : un bilan humain effroyable.
Plus d’un millier de Palestiniens tués en deux ans
Depuis octobre 2023, plus d’un millier de Palestiniens ont perdu la vie en Cisjordanie, selon les chiffres compilés par l’Autorité palestinienne. Parmi eux, de nombreux combattants, mais aussi une proportion très importante de civils : adolescents, personnes âgées, passants.
Dans le même temps, 44 Israéliens – soldats et civils – ont été tués dans des attaques ou lors d’opérations militaires sur le territoire.
Le cycle infernal en quelques chiffres :
- Plus de 1 000 Palestiniens tués depuis octobre 2023
- Près d’un mort par jour en moyenne sur deux ans
- Des centaines d’arrestations hebdomadaires
- Multiplication des attaques de colons contre les villages
La trêve à Gaza n’a rien changé en Cisjordanie
Beaucoup espéraient que la trêve entrée en vigueur le 10 octobre à Gaza calmerait les esprits en Cisjordanie. Il n’en a rien été. Au contraire, certains observateurs notent même une intensification des opérations militaires dans le nord du territoire, notamment autour de Jénine, Tulkarem et Naplouse.
Les villages comme Oudala, situés près de colonies ou de routes de contournement, sont particulièrement exposés. Une simple patrouille peut dégénérer en quelques minutes.
Une armée qui dit « se renseigner »
Contactée après les faits, l’armée israélienne a répondu qu’elle « se renseignait » sur l’incident. Une formule désormais classique qui laisse les familles dans l’attente, souvent sans suite concrète.
Dans la majorité des cas de Palestiniens tués, aucune enquête indépendante n’est menée, et les soldats impliqués ne sont que très rarement poursuivis.
Un territoire sous tension permanente
La Cisjordanie occupée vit aujourd’hui dans un climat de peur et de colère mêlées. Chaque vendredi peut être le dernier pour certains. Chaque patrouille militaire est perçue comme une menace potentielle.
Les habitants d’Oudala, comme ceux de dizaines d’autres villages, ne savent plus comment protéger leurs enfants lorsqu’ils sortent prier. Rester à la maison ? C’est renoncer à un pilier de leur foi. Sortir ? C’est risquer sa vie.
Dans les ruelles encore imprégnées de gaz lacrymogène ce vendredi soir, une question revenait sans cesse : jusqu’à quand ?
Le corps de Bahaa Abdel-Rahman Rachid a été enterré dans la nuit. Sa famille, ses amis, son village tout entier portent désormais le poids d’un deuil de plus dans une liste déjà bien trop longue.
Et demain, vendredi prochain, la grande prière aura de nouveau lieu. Avec la même appréhension. La même peur au ventre. Et peut-être, hélas, le même dénouement.









