Il y a des sorties de prison qui passent inaperçues. Et puis il y a celle de Moha La Squale.
Le 5 décembre 2025, à peine le portail métallique refermé derrière lui, le rappeur poste une story Instagram toute simple : une photo floue, un message laconique – « Je vous aime la miff, j’ai encore besoin d’un peu de repos. À bientôt, merci pour tout ». Rien d’extraordinaire en apparence. Pourtant, en quelques heures, plus de 100 000 personnes likent la publication. Des milliers de commentaires « Bienvenue frère », « Le roi est de retour », « On t’a jamais lâché ».
Ce qu’oublient (ou choisissent d’oublier) ces fans, c’est que Mohamed Bellahmed, de son vrai nom, sort d’une condamnation à quatre ans de prison, dont trois ferme, pour des faits particulièrement graves.
Une descente aux enfers judiciaire de cinq ans
Tout commence en septembre 2020. Plusieurs jeunes femmes brisent le silence sur les réseaux sociaux. Les témoignages sont glaçants et, surtout, ils se ressemblent étrangement.
Une première ex-compagne diffuse une photo de son visage tuméfié. Une autre parle d’un couteau sous la gorge à Dubaï. Une autre évoque des étranglements jusqu’à perte de connaissance. Une autre encore décrit des séquestrations de plusieurs jours, téléphone confisqué, porte verrouillée de l’extérieur.
En quelques semaines, six plaintes sont déposées pour violences conjugales, séquestration, menaces de mort, agression sexuelle et viol. Le parquet de Paris ouvre une information judiciaire.
2021 : mise en examen et première cavale
Juin 2021. Après quarante-huit heures de garde à vue, Moha La Squale est mis en examen pour l’ensemble des faits. Le juge le place sous contrôle judiciaire strict avec bracelet électronique et interdiction de quitter le territoire.
Mais l’artiste n’a visiblement pas l’intention de se plier aux règles. En décembre 2021, il coupe son bracelet et disparaît. Un mandat d’arrêt européen est émis. On le retrouve finalement quelques semaines plus tard en Allemagne, interpellé dans un train. Extradé, il est écroué.
Pendant ce temps, les victimes continuent de parler. L’une d’elles accepte même une confrontation avec lui. Selon les avocats, elle ressort en larmes mais déterminée.
« Les investigations ont démontré combien la parole de mes clientes est aussi fiable que constante »
Maître Thibault Stumm, avocat de quatre plaignantes – 2021
Juillet 2024 : le procès et la condamnation
L’audience dure plusieurs jours. Les six femmes défilent à la barre. Les récits sont accablants et d’une terrifiante similitude :
- Humiliations quotidiennes et insultes dégradantes
- Menaces de mort répétées (« Je vais te crever », « Je vais te balancer de la terrasse »)
- Gifles, tirages de cheveux, étranglements jusqu’à l’évanouissement
- Étouffements avec un oreiller
- Séquestrations parfois pendant plusieurs jours
- Dans au moins un cas, menaces avec une arme blanche
La procureure dresse un portrait sans appel d’un homme « dans l’emprise totale » de ses compagnes successives. Moha La Squale, lui, continue de tout nier en bloc. Il parle de « complot » organisé pour le faire tomber au sommet de sa gloire.
Le tribunal ne le suit pas. Le 5 juillet 2024, il est condamné à quatre ans de prison, dont un avec sursis. Compte tenu de sa détention provisoire (près de deux ans et demi déjà purgés), il lui reste un peu plus d’un an à effectuer.
5 décembre 2025 : la libération et le triomphe
Ce vendredi, la porte de la maison d’arrêt se referme. Moha La Squale est libre. Moins de trois heures plus tard, sa story explose. Les likes pleuvent. Les commentaires d’amour aussi.
Parmi eux, des messages qui font froid dans le dos :
- « T’es un vrai bonhomme, elles voulaient juste le buzz »
- « Les meufs d’aujourd’hui sont prêtes à tout pour l’argent »
- « On sait tous que c’est faux, courage roi »
En parallèle, certaines victimes ou leurs proches tentent de se faire entendre. Leurs publications sont immédiatement submergées par les fans du rappeur qui les insultent, les menacent, les harcèlent.
Comment expliquer ce soutien massif ?
Plusieurs phénomènes se croisent.
D’abord, le mythe du « bad boy » dans le rap game français. Bendero, son premier album sorti en 2018, a cartonné justement parce qu’il vendait une image de rue authentique, dure, sans filtre. Beaucoup de fans se sont identifiés à cette rage, à cette idée que « le système » veut détruire ceux qui viennent des quartiers.
Ensuite, la culture du déni très présente dans certains milieux. Accuser six femmes différentes, sur plusieurs années, avec des récits similaires, reviendrait à admettre qu’un artiste adulé est en réalité un prédateur. C’est trop dur pour une partie du public. Il est plus simple de parler de « complot féministe » ou de « meufs qui veulent le buzz ».
Enfin, l’amnésie collective propre aux réseaux sociaux. Les faits sont anciens pour les adolescents qui découvrent le rappeur aujourd’hui. Ils n’ont pas vécu l’affaire en temps réel. Ils voient juste un artiste « cancellé » qui revient, et ça suffit à déclencher la solidarité.
Et les victimes dans tout ça ?
Elles, elles n’ont pas 100 000 likes.
Elles ont des séquelles psychologiques, parfois physiques. Des troubles du sommeil, des crises d’angoisse dès qu’elles croisent un homme qui lui ressemble. Certaines ont déménagé plusieurs fois pour échapper au harcèlement en ligne. L’une d’elles a tenté de mettre fin à ses jours.
Aujourd’hui, voir leur bourreau célébré comme une victime du système est une violence supplémentaire. Une forme de négation de ce qu’elles ont vécu, validée par des dizaines de milliers de personnes.
« J’ai les larmes juste en regardant sa story. J’ai plus honte maintenant de dire que j’ai été battue par mon ex car j’avais tellement honte d’en parler j’ai mis trop longtemps »
Extrait d’une story Instagram d’une jeune femme, décembre 2025
Vers un retour musical ?
Rien n’interdit légalement à Moha La Squale de reprendre sa carrière. Il n’a plus d’ailleurs jamais été aussi bankable : les polémiques font grimper les écoutes en streaming. Son album Bendero a repris plus de 30 % d’écoutes en 48 heures.
Des producteurs auraient déjà pris contact. Des showcases seraient en discussion. Et sur les réseaux, la pression monte : « Donne-nous un son », « On veut du nouveau ».
Reste à savoir si les plateformes de streaming, les salles de concert ou les festivals accepteront de le programmer. Certaines marques qui avaient déprogrammé Gims ou autres artistes controversés pourraient hésiter.
Une affaire qui dépasse le cas personnel
Cette libération et l’accueil qui lui est réservé posent des questions plus larges.
Jusqu’où la célébrité protège-t-elle de la responsabilité ? Pourquoi, en 2025, une partie du public continue-t-elle de minimiser les violences faites aux femmes dès qu’elles touchent un artiste aimé ? Et surtout : que dit ce soutien massif de l’état de notre rapport à la justice et à la parole des victimes ?
Car au-delà de Moha La Squale, c’est tout un pan de la culture rap – et plus largement de la pop culture – qui se retrouve face à ses contradictions. Entre l’exigence d’authenticité (« parle de la vraie vie ») et le refus d’assumer les conséquences quand cette « vraie vie » inclut des actes criminels.
Le roi est revenu. Mais à quel prix pour celles qui ont croisé son chemin ?
La question reste ouverte.









