Imaginez la scène : l’avion présidentiel russe se pose à New Delhi sous une nuit étoilée. Narendra Modi, chose rare, attend lui-même sur le tarmac. Le lendemain, devant les caméras du monde entier, Vladimir Poutine lance calmement une phrase qui fait l’effet d’une petite bombe géopolitique : la Russie continuera à approvisionner l’Inde en pétrole, quoi qu’en dise Washington. Un défi direct aux États-Unis, prononcé avec le sourire, à quelques mètres du Premier ministre indien.
Cette visite officielle, la première de Poutine en Inde depuis le début du conflit en Ukraine, n’a rien d’une simple formalité protocolaire. Elle cristallise des mois de tensions, de tractations secrètes et de pressions à peine voilées. Et surtout, elle montre que l’Inde, sixième économie mondiale, entend bien tracer sa propre route dans un monde qui se fracture.
Un partenariat énergétique mis à l’épreuve par Washington
Depuis 2022, l’Inde est devenue l’un des tout premiers acheteurs de pétrole russe vendu à prix cassés. Un choix économique logique : le baril russe, souvent proposé avec des rabais de 20 à 30 dollars, permet à New Delhi d’économiser des milliards tout en contenant l’inflation. Mais ce choix est aussi politique.
Les États-Unis n’ont jamais digéré cette relation. Ils y voient un moyen direct de financer l’effort de guerre russe. Résultat : menaces répétées, sanctions secondaires, et même, fin août, une surtaxe punitive de 50 % sur certaines exportations indiennes décidée par Donald Trump en personne.
Le message était clair : stoppez le pétrole russe, ou assumez les conséquences commerciales. Des sources américaines ont même affirmé que Modi avait personnellement promis au président des États-Unis de réduire drastiquement ces achats. Promesse que New Delhi n’a jamais confirmée publiquement.
Poutine répond sans trembler
Vendredi, face aux journalistes, le président russe a été on ne peut plus explicite.
« La Russie est un fournisseur fiable de pétrole, de gaz, de charbon et de tout ce qui est nécessaire au développement énergétique de l’Inde. Nous sommes prêts à continuer des livraisons sans interruption de pétrole pour l’économie indienne en croissance rapide. »
Vladimir Poutine, New Delhi
Ces mots ne sont pas seulement une déclaration commerciale. Ils sont un acte de défi. Poutine sait parfaitement que chaque tanker qui quitte Novorossiysk pour les raffineries indiennes est scruté par les satellites américains. Et il l’assume totalement.
De son côté, Narendra Modi a choisi une réponse plus nuancée, mais tout aussi significative. Sans mentionner directement le pétrole russe, il a chaleureusement remercié son hôte pour « son soutien inflexible » et insisté sur le fait que la sécurité énergétique constitue un pilier essentiel du partenariat indo-russe.
Un accueil qui en dit long
Les images parlent d’elles-mêmes : dîner privé, accolades, compliments appuyés sur « l’amitié historique » et la « confiance exceptionnelle » entre les deux pays. Modi a même qualifié Poutine de « véritable ami de l’Inde ». Dans le langage diplomatique, ces gestes ont un poids énorme.
Et pendant ce temps, les données parlent aussi. Malgré une légère baisse récente des importations (selon la plateforme Kpler), le pétrole russe représente encore environ 36 % du brut raffiné en Inde. Autant dire que la dépendance – ou plutôt l’interdépendance – reste massive.
Chiffres clés du commerce Russie-Inde (2024-2025)
• Volume total : 68,7 milliards de dollars (record historique)
• Excédent russe : très largement positif
• Part du pétrole dans les exportations russes vers l’Inde : environ 80 %
L’Inde refuse de choisir son camp
Depuis le début du conflit ukrainien, New Delhi marche sur une corde raide avec un talent certain. Condamnation officielle de l’invasion ? Jamais. Rapprochement exclusif avec l’Occident ? Non plus. L’Inde continue d’acheter des armes russes, de participer aux sommets des BRICS et de défendre bec et ongles un « ordre mondial multipolaire ».
Le seul moment où Modi a haussé le ton reste cette phrase célèbre prononcée en 2022 en Ouzbékistan : « Ce n’est pas une époque de guerre ». Une remarque ferme… mais isolée. Depuis, le Premier ministre indien répète inlassablement qu’il faut privilégier le dialogue et la paix, sans jamais pointer du doigt Moscou.
La coopération militaire, l’autre grand dossier
Au-delà du pétrole, cette visite avait aussi une forte dimension militaire. L’Inde, qui diversifie ses fournisseurs (France, Israël, États-Unis), reste très attachée à son partenariat historique avec la Russie.
Les systèmes S-400 déjà commandés continuent d’arriver malgré les menaces américaines de sanctions CAATSA. Et les discussions portent désormais sur de nouveaux équipements : missiles supplémentaires, mais aussi le chasseur de 5e génération Su-57, dont l’armée de l’air indienne suit le développement avec intérêt.
Le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, l’avait annoncé avant le départ : « Il ne fait aucun doute que ces sujets seront évoqués ». Et ils l’ont été.
Vers un rééquilibrage commercial ?
Le commerce bilatéral explose, mais il est déséquilibré : la Russie vend beaucoup (énergie, armes), l’Inde beaucoup moins. Les deux dirigeants veulent corriger cela. Objectif : développer les exportations indiennes vers la Russie (pharmacie, produits agricoles, technologies) et attirer davantage d’investissements russes dans les infrastructures et l’industrie indiennes.
Des accords ont été signés ou sont en préparation dans l’énergie nucléaire civile, les chemins de fer, et même l’exploration spatiale. Des secteurs où la coopération remonte parfois à l’époque soviétique.
Ce que cette visite dit du monde qui vient
En recevant Poutine avec autant d’éclat, Narendra Modi envoie un message clair à la communauté internationale : l’Inde ne se pliera pas aux injonctions unilatérales. Elle défendra ses intérêts stratégiques, même quand ils contredisent les souhaits de son partenaire américain.
Ce n’est pas un revirement brutal, mais une continuité. L’Inde a toujours cultivé son autonomie stratégique. Elle l’avait fait pendant la Guerre froide en refusant de choisir entre les deux blocs. Elle le fait aujourd’hui dans un monde qui se bipolarise à nouveau.
Et tant que le pétrole russe restera compétitif, que les armes russes resteront efficaces et que Moscou continuera de soutenir les positions indiennes sur la scène internationale (Cachemire, Conseil de sécurité de l’ONU…), le partenariat indo-russe a encore de beaux jours devant lui.
Washington peut menacer, sanctionner, surtaxer. New Delhi, avec le sourire et la patience qui la caractérisent, continuera de tracer sa voie. Entre Realpolitik et amitié ancienne, l’Inde a déjà choisi. Et ce choix s’appelle l’indépendance.









