Imaginez un monde où votre téléphone portable suffit pour échapper à l’inflation galopante de votre pays. Un simple clic, et vos économies dorment tranquillement en dollars, à l’abri des décisions de votre banque centrale. Ce monde n’est plus de la science-fiction : il pèse déjà plus de 300 milliards de dollars et s’appelle les stablecoins.
Le Fonds Monétaire International vient de sonner l’alarme. Dans un rapport publié début décembre 2025, l’institution met en garde contre un phénomène qui pourrait bouleverser l’équilibre monétaire mondial : la substitution accélérée des monnaies nationales par des stablecoins libellés en dollars.
Le FMI tire la sonnette d’alarme : les stablecoins menacent la souveraineté
Ce n’est pas une petite mise en garde technique. C’est un cri d’alerte institutionnel. Le FMI place désormais les grands stablecoins en dollars dans la même catégorie que les flux de capitaux massifs ou les interventions sur le marché des changes. Autrement dit : un sujet de politique macroéconomique majeure.
Pourquoi une telle gravité ? Parce que ces actifs numériques ne ressemblent à rien de ce que les États ont connu jusqu’à présent. Ils combinent la vitesse d’internet, l’accessibilité d’une application mobile et la stabilité (apparente) du dollar américain. Résultat : ils peuvent contourner complètement les systèmes bancaires nationaux.
Plus de 300 milliards de dollars… et 97 % en USD
Le chiffre donne le vertige. Le marché des stablecoins a dépassé les 300 milliards de dollars de capitalisation. Et près de 97 % de ces tokens sont adossés au dollar américain. Deux émetteurs dominent très largement le paysage : Tether (USDT) et Circle (USDC).
Cette concentration n’est pas anodine. Elle signifie qu’une part croissante des transactions mondiales, notamment dans les pays émergents, se fait déjà hors du circuit bancaire traditionnel et sous une seule et unique bannière monétaire : le dollar.
Dans certains pays d’Amérique latine, d’Afrique subsaharienne ou d’Europe de l’Est, les consultations menées par le FMI montrent que l’usage de ces stablecoins explose, particulièrement dans les zones à forte inflation ou à faible confiance dans la monnaie locale.
Comment les stablecoins contournent les banques centrales
Le mécanisme est d’une simplicité redoutable. Un particulier télécharge une application, achète du stablecoin avec sa monnaie locale (ou directement en espèces via des points de vente), et voilà : ses économies sont instantanément converties en dollars numériques, stockées hors du système bancaire national.
Plus besoin de compte en banque. Plus besoin d’autorisation. Plus besoin même d’identité vérifiée dans le cas des portefeuilles non hébergés. C’est la dollarisation, mais en version accélérée, décentralisée et instantanée.
« Quand une large part des paiements et de l’épargne domestique migre vers des stablecoins en dollars, les banques centrales perdent leur prise sur les conditions de liquidité, la création de crédit et la transmission des taux d’intérêt. »
Rapport du FMI, décembre 2025
Les pays fragiles en première ligne
Les États les plus vulnérables ne sont pas ceux que l’on croit forcément. Bien sûr, les pays à hyperinflation comme le Venezuela ou le Zimbabwe sont concernés. Mais le phénomène touche aussi des économies de taille moyenne avec des institutions fragiles ou une monnaie sous pression.
Lorsque la confiance vacille, même légèrement, les stablecoins deviennent une alternative crédible. Et une fois le mouvement lancé, il est extrêmement difficile à inverser. Le FMI parle d’effet de réseau : plus les gens utilisent ces tokens pour les paiements, les transferts ou le commerce, plus il devient pratique de continuer.
Pire : les CBDC (monnaies numériques de banque centrale), même lancées rapidement, risquent d’arriver trop tard. Une fois que les commerçants, les freelances et les familles acceptent les stablecoins pour les paiements du quotidien, le retour en arrière devient presque impossible.
Le principe sacré : même activité, même risque, même régulation
Face à ce constat, le FMI ne propose pas d’interdire les stablecoins. Il appelle à une régulation massive, globale et harmonisée. Le mantra est clair : same activity, same risk, same regulation. Traduction : si un stablecoin fait la même chose qu’une banque, il doit être régulé comme une banque.
Concrètement, cela signifie :
- Des réserves 100 % composées d’actifs sûrs et liquides
- Une transparence totale sur la composition et la garde de ces réserves
- Un droit de remboursement à tout moment à parité
- Des normes anti-blanchiment et de lutte contre le financement du terrorisme strictes
- Une coordination internationale pour éviter l’arbitrage réglementaire
Le FMI pointe du doigt les différences actuelles : l’Europe avec MiCA, le Japon avec son cadre dédié, les États-Unis avec des régimes variables selon les États. Cette fragmentation crée des zones grises dont profitent certains émetteurs.
Les modèles à risque que le FMI veut voir disparaître
Tous les stablecoins ne sont pas logés à la même enseigne. Le rapport distingue clairement :
- Les stablecoins pleinement collatéralisés (cash + titres d’État courts) : acceptables avec une régulation stricte
- Les stablecoins algorithmiques ou partiellement collatéralisés : extrêmement dangereux
Le souvenir de Terra-Luna plane encore. Un run sur un stablecoin mal conçu peut provoquer une panique qui se transmet aux marchés crypto, puis aux systèmes bancaires locaux. Le FMI veut éviter à tout prix une répétition de ce scénario, surtout dans des pays où la population a déjà peu confiance dans le système financier.
Vers une nouvelle shadow banking mondiale ?
Le parallèle avec la crise de 2008 est assumé. À l’époque, la shadow banking (banques parallèles) avait échappé au radar des régulateurs. Résultat : une crise systémique mondiale.
Aujourd’hui, les stablecoins pourraient jouer ce rôle de shadow banking 2.0. Ils offrent des services bancaires (épargne, paiement, transfert) sans être soumis aux mêmes règles prudentielles. Et surtout, ils le font à l’échelle mondiale, 24 heures sur 24, sans frontière.
Le risque ? Une transmission ultra-rapide des chocs financiers. Un problème chez un grand émetteur aux États-Unis pourrait déclencher une panique dans une dizaine de pays émergents en quelques heures.
Les solutions préconisées : une régulation sans faille
Le FMI ne se contente pas de diagnostiquer. Il propose une feuille de route précise :
| Action | Détail |
| Définitions légales harmonisées | Un stablecoin doit être clairement identifié partout |
| Réserves et transparence | Audit en temps réel, publication quotidienne |
| Collèges de superviseurs | Coopération entre régulateurs de différents pays |
| Interdiction des modèles risqués | Fin des stablecoins algorithmiques non collatéralisés |
| Coordination G20/FSB | Cadre global obligatoire |
Sans cette coordination, prévient le FMI, les stablecoins continueront de prospérer dans les zones grises réglementaires, accentuant les déséquilibres mondiaux.
Et la France et l’Europe dans tout ça ?
L’Europe n’est pas en reste. Avec MiCA, entré progressivement en application, le Vieux Continent dispose déjà d’un des cadres les plus avancés. Mais même ce règlement, salué par le FMI, reste perfectible.
Les émetteurs hors UE pourront-ils continuer à proposer leurs services aux Européens ? Comment gérer les stablecoins déjà largement utilisés avant l’entrée en vigueur totale de MiCA ? Ce sont des questions qui restent en suspens.
Une révolution monétaire en marche
Ce qui frappe dans le rapport du FMI, c’est qu’il ne parle plus des stablecoins comme d’un phénomène marginal ou technique. Il les place au cœur des débats sur la souveraineté monétaire, aux côtés des contrôles de capitaux ou des interventions de change.
Pour la première fois, une institution comme le FMI reconnaît que des acteurs privés, avec quelques lignes de code et des réserves bien placées, peuvent remettre en cause des décennies de politique monétaire nationale.
La question n’est plus de savoir si cette révolution aura lieu. Elle a déjà commencé. La seule inconnue, c’est la vitesse à laquelle elle va s’accélérer… et si les États auront le temps de reprendre la main.
Car une chose est sûre : tant que l’inflation fait rage, que les monnaies vacillent et que les smartphones se multiplient, les stablecoins en dollars resteront une solution évidente pour des millions de personnes. Et aucune banque centrale, aussi puissante soit-elle, ne pourra ignorer longtemps cette réalité.









