Et si l’aide internationale telle qu’on la connaissait depuis soixante-dix ans venait de vivre ses derniers instants ?
Jeudi dernier, dans un salon feutré de Washington, un geste discret a peut-être changé la donne pour des millions de personnes en Afrique et au-delà. Le secrétaire d’État américain Marco Rubio et le président kényan William Ruto ont paraphé un accord de 2,5 milliards de dollars consacré à la santé. Rien d’exceptionnel à première vue… sauf qu’il s’agit du tout premier accord bilatéral direct de cette ampleur depuis la refonte totale de la politique d’aide étrangère décidée par Donald Trump.
Un virage à 180 degrés pour l’aide américaine
Finies les grandes agences multilatérales et les milliards versés sans contrepartie claire. L’administration Trump a purement et simplement fermé l’USAID, l’agence qui gérait autrefois la majeure partie de l’aide au développement des États-Unis. À la place, Washington privilégie désormais des accords de gouvernement à gouvernement, avec contribution financière du pays partenaire et alignement sur les priorités américaines.
Le Kenya devient ainsi le laboratoire de cette nouvelle doctrine.
Les chiffres qui font tourner la tête
Sur cinq ans, les États-Unis s’engagent à verser 1,6 milliard de dollars. De son côté, le Kenya injecte 850 millions de dollars supplémentaires et promet de prendre progressivement plus de responsabilités. Objectif principal : intensifier la lutte contre le VIH/sida, le paludisme et prévenir la résurgence de la polio.
Ces montants peuvent sembler énormes, mais ils marquent surtout un changement de philosophie. Comme l’explique Marco Rubio lui-même :
« Nous n’allons pas dépenser des milliards de dollars pour financer le complexe industriel des ONG alors que des partenaires proches et importants comme le Kenya n’ont aucun rôle ou très peu d’influence sur la manière dont les fonds destinés aux soins de santé sont dépensés. »
Le message est limpide : l’argent américain ne passera plus par des intermédiaires jugés trop gourmands ou trop éloignés des réalités locales.
Le Kenya, partenaire modèle aux yeux de Washington
Pourquoi le Kenya a-t-il été choisi en premier ? La réponse tient en grande partie à son engagement en Haïti. Depuis plusieurs mois, Nairobi dirige la mission internationale de soutien à la police haïtienne face aux gangs. Un engagement coûteux, risqué et aux résultats contrastés, mais qui a visiblement marqué des points à Washington.
Marco Rubio n’a pas caché son admiration :
« Si cinq ou dix pays étaient prêts à s’engager et à faire ne serait-ce que la moitié de ce que le Kenya a déjà accompli, ce serait une réussite extraordinaire. »
Ce compliment n’est pas anodin. Il montre que la nouvelle aide américaine sera désormais conditionnée à une coopération plus large, y compris sur les questions de sécurité régionale.
Ceux qui risquent de passer à la trappe
Tous les pays ne bénéficieront pas du même traitement. Un haut responsable américain, s’exprimant sous couvert d’anonymat, a été très clair : aucun accord ne sera signé avec des gouvernements avec lesquels Washington entretient des désaccords profonds.
L’Afrique du Sud est directement visée. Premier pays au monde en nombre de personnes vivant avec le VIH, elle pourrait se voir privée d’une partie cruciale de l’aide américaine. Motif invoqué ? Les tensions autour de la question des fermiers blancs, que Donald Trump accuse Pretoria de persécuter – accusation fermement démentie par les autorités sud-africaines.
Ce choix illustre parfaitement la logique « America First » appliquée à la santé mondiale : l’argent suit les alliés, pas forcément les besoins les plus criants.
Les ONG dans la tourmente
La décision de contourner les grandes organisations non gouvernementales fait grincer des dents. Beaucoup craignent que cette approche gouvernementale ne marginalise certaines populations particulièrement vulnérables, notamment les communautés LGBT ou les travailleuses du sexe, souvent mieux atteintes par les ONG que par les ministères.
La réponse américaine est ferme : la nouvelle structure permettra, selon eux, de réduire plus efficacement le nombre de nouvelles infections, quelle que soit la population concernée. Reste à voir si la réalité confirmera cette confiance.
Et après ?
Les responsables américains l’ont annoncé sans détour : le Kenya n’est que le premier d’une série. D’autres pays africains, asiatiques ou latino-américains pourraient bientôt recevoir des propositions similaires… à condition d’accepter les règles du jeu.
Ce qui se dessine, c’est un monde où l’aide sanitaire devient un levier diplomatique à part entière. Plus question de distribuer des milliards sans contrepartie politique ou stratégique.
Pour des millions de patients sous traitement antirétroviral ou sous moustiquaires imprégnées, l’enjeu est vital. Resteront-ils pris en otage d’une nouvelle guerre froide sanitaire ? Ou cette approche plus directe permettra-t-elle vraiment une meilleure efficacité ?
Une chose est sûre : l’accord signé jeudi à Washington ne concerne pas seulement le Kenya et les États-Unis. Il annonce une recomposition profonde de l’architecture mondiale de la santé publique. Et personne ne sait encore si les plus fragiles en sortiront gagnants ou perdants.
Le monde de l’aide internationale vient de tourner une page décisive. Reste à savoir si la suivante sera écrite pour le meilleur… ou pour le pire.
À suivre, très attentivement.









