Imaginez une bouteille de parfum trouvée dans une poubelle. Un cadeau inespéré pour une mère de famille sans le sou. Quelques vaporisations plus tard, elle s’effondre, agonise pendant des jours et finit par mourir. Ce n’est pas le scénario d’un thriller d’espionnage, c’est ce qui est arrivé à Dawn Sturgess en 2018.
Sept ans après, une enquête indépendante britannique vient de rendre ses conclusions officielles : le président russe Vladimir Poutine porte la « responsabilité morale » de cette mort. Le poison ? Du Novitchok, cet agent neurotoxique militaire soviétique. L’auteur ? Le renseignement militaire russe, le fameux GRU.
Une tragédie qui a commencé sur un banc de Salisbury
Tout commence le 4 mars 2018. Sergueï Skripal, ancien agent double russo-britannique, et sa fille Ioulia sont retrouvés inconscients sur un banc public à Salisbury, dans le sud-ouest de l’Angleterre. Les analyses sont formelles : ils ont été empoisonnés au Novitchok, appliqué sur la poignée de la porte d’entrée de la maison de l’ex-espion.
Les deux victimes survivent miraculeusement après des semaines entre la vie et la mort. Mais quatre mois plus tard, le même poison refait surface à une quinzaine de kilomètres de là, à Amesbury.
Le flacon maudit retrouvé dans une poubelle
Charlie Rowley, un habitant du coin, récupère ce qu’il pense être une bouteille de parfum de luxe abandonnée. Il l’offre à sa compagne, Dawn Sturgess, 44 ans, mère de trois enfants. Le 30 juin 2018, elle se parfume les poignets. Quelques minutes plus tard, elle fait une crise cardiaque, convulse, écume. Elle décède le 8 juillet à l’hôpital.
Le lien avec l’attaque contre les Skripal est rapidement établi. La bouteille contenait assez de Novitchok pour tuer des milliers de personnes. Les agents russes l’avaient tout simplement jetée dans une poubelle ou un lieu public avant de quitter le pays.
« Ils n’ont pas pris en considération le danger de mort ou de blessures graves pour un nombre incalculable d’innocents. »
Anthony Hugues, président de l’enquête indépendante
Les conclusions accablantes de l’enquête publique
Jeudi dernier, après des années d’auditions à huis clos, l’ancien juge Anthony Hugues a présenté son rapport de plusieurs centaines de pages. Le verdict est sans appel : Dawn Sturgess est la « victime innocente d’une tentative d’assassinat menée par des agents d’une organisation étatique russe ».
Les agents du GRU, leurs supérieurs hiérarchiques et « ceux qui ont autorisé la mission, y compris le président Poutine », ont agi de façon « incroyablement irresponsable ». Le rapport établit un lien direct entre leurs actions et la mort de la Britannique.
Pour la première fois, la responsabilité morale du chef du Kremlin est officiellement reconnue dans cette affaire.
Une réponse immédiate du gouvernement britannique
À peine les conclusions rendues publiques, Londres passe à l’action. L’ambassadeur russe Andreï Kelin est convoqué au Foreign Office. Le Royaume-Uni annonce des sanctions contre l’intégralité du renseignement militaire russe (GRU) et contre onze individus impliqués dans des « activités hostiles » pour le compte de l’État russe.
Le Premier ministre Keir Starmer parle d’une tragédie « inutile » et dénonce le « mépris du Kremlin pour les vies d’innocents ». Ces sanctions s’ajoutent à celles prises en juillet dernier contre 18 personnes et trois unités du GRU pour cyberattaques.
Trois agents russes déjà inculpés
Dès 2018, l’enquête pénale britannique avait identifié trois officiers du GRU soupçonnés d’avoir transporté et appliqué le Novitchok. Des mandats d’arrêt internationaux ont été émis à leur encontre. Ils sont toujours en fuite en Russie.
Ils avaient voyagé sous de fausses identités, séjourné dans un hôtel modeste de l’est de Londres et pris le train jusqu’à Salisbury le jour de l’attaque. Les images de vidéosurveillance les montrent en train de rire dans une gare quelques heures après avoir tenté d’assassiner les Skripal.
Le Novitchok : une arme chimique terrifiante
Pour comprendre l’ampleur du scandale, il faut revenir sur la nature du poison. Le Novitchok (« nouveau venu » en russe) est un agent neurotoxique militaire développé en secret par l’URSS dans les années 1970-1980. Il est jusqu’à dix fois plus mortel que le VX ou le sarin.
Quelques milligrammes suffisent à tuer un adulte en quelques minutes. Il provoque convulsions, paralysie respiratoire et arrêt cardiaque. Il n’existe pratiquement pas d’antidote. L’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) a confirmé sa présence dans les deux affaires britanniques.
Caractéristiques du Novitchok utilisé à Salisbury :
- Forme liquide visqueuse, incolore et inodore
- Extrêmement stable, résiste aux intempéries
- Dose létale estimée : moins de 10 milligrammes
- Temps d’action : 30 secondes à 2 minutes
- Persistance dans l’environnement : plusieurs mois
Pourquoi les autorités britanniques n’ont-elles rien vu venir ?
Le rapport pointe des « manquements » dans la protection de Sergueï Skripal après son échange d’espions en 2010. Mais il refuse de parler de faute grave. Selon Anthony Hugues, la seule façon d’éviter l’attaque aurait été de cacher complètement l’ex-agent sous une nouvelle identité et d’interdire tout contact avec sa famille.
En 2018, le risque n’était « pas suffisamment grave » pour justifier de telles mesures, estime le juge. Sergueï et Ioulia Skripal vivent toujours sous protection policière, dans un lieu tenu secret. Ils n’ont pas témoigné publiquement lors de l’enquête pour des raisons de sécurité.
La réaction de la famille de Dawn Sturgess
Les proches de la victime ont salué le fait que l’enquête ait reconnu leur mère comme une « victime totalement innocente ». Mais ils restent profondément déçus. Le rapport ne contient aucune recommandation concrète pour éviter qu’un tel drame ne se reproduise.
Ils s’inquiètent des « questions laissées sans réponse » et estiment que la vérité complète n’a pas été faite. Pour eux, justice n’est pas encore rendue tant que les responsables directs n’auront pas comparu devant un tribunal.
« Dawn avait été une victime totalement innocente. »
La famille Sturgess
Un précédent diplomatique majeur
L’affaire avait déjà provoqué en 2018 la plus grande vague d’expulsions croisées de diplomates depuis la fin de la Guerre froide. Plus de 25 pays avaient suivi le Royaume-Uni en expulsant des diplomates russes. Moscou avait riposté de la même manière.
Sept ans plus tard, les relations entre Londres et Moscou restent au plus bas. Les nouvelles sanctions annoncées jeudi marquent une nouvelle étape dans la détérioration des liens entre les deux pays.
Le Royaume-Uni considère désormais le GRU comme une organisation entière sous sanctions, au même titre que des entités terroristes ou des régimes parias. C’est une première dans l’histoire des relations avec la Russie post-soviétique.
Et maintenant ?
Les responsables russes ont immédiatement rejeté les conclusions de l’enquête, parlant de « russophobie » et d’accusations « non fondées ». Moscou continue de nier toute implication dans les empoisonnements de 2018.
Pour la famille de Dawn Sturgess, pour les Skripal qui vivent cachés, et pour des millions de Britanniques choqués par cette attaque sur leur sol, la vérité judiciaire est désormais établie. Reste à savoir si elle débouchera un jour sur une justice pénale.
Une chose est sûre : l’image d’une bouteille de parfum abandonnée dans une poubelle anglaise continuera longtemps de hanter les relations entre Londres et Moscou.
En 2018, le Novitchok a failli tuer cinq personnes sur le sol britannique. Une seule en est morte. Son nom était Dawn Sturgess. Elle n’avait rien à voir avec l’espionnage, la Russie ou la politique. Elle voulait juste sentir bon.









