Quand un président russe pose le pied à New Delhi par les temps qui courent, ce n’est jamais anodin. Vladimir Poutine arrive ce jeudi en Inde pour la première visite bilatérale depuis 2021, et le contexte est explosif : sanctions américaines, guerre en Ukraine, menaces de surtaxes brandies par Donald Trump en personne. Pourtant, le sourire sera de mise, les poignées de main chaleureuses et le dîner informel. Car entre Moscou et New Delhi, l’histoire pèse plus lourd que les pressions du moment.
Un partenariat qui défie les tempêtes géopolitiques
L’Inde et la Russie entretiennent l’une des relations les plus constantes de la diplomatie contemporaine. Là où les Occidentaux ont tourné le dos à Moscou depuis février 2022, New Delhi a choisi la continuité. Ce choix n’est pas sentimental : il est stratégique, économique et, surtout, dicté par une vision partagée d’un monde qui ne serait plus dominé par une seule puissance.
Le pétrole russe, une aubaine sous haute tension
Depuis le début du conflit ukrainien, l’Inde est devenue l’un des plus gros clients du pétrole russe. En 2024, près de 36 % du brut raffiné dans le pays provenait de Russie, selon les données de suivi maritime. Pour un pays qui importe 85 % de ses besoins énergétiques, acheter à prix cassés a été une bénédiction.
Mais cette aubaine a un coût diplomatique. Washington a imposé en août une surtaxe de 50 % sur certaines exportations indiennes, accusant New Delhi de financer indirectement l’effort de guerre russe. Donald Trump a même affirmé publiquement que Narendra Modi lui avait promis de cesser ces achats. Silence radio côté indien. Les chiffres, eux, parlent : les importations ont légèrement baissé ces derniers mois, mais le lien reste solide.
« Nous n’avons aucun doute que ces échanges bénéficient largement à l’Inde, et sont avantageux pour les deux parties »
Dmitri Peskov, porte-parole du Kremlin
Pour les experts, même sous pression, l’Inde ne rompra pas. La dépendance énergétique est trop forte et les alternatives trop coûteuses. Moscou, de son côté, a cruellement besoin de clients solvables. Le compromis ? Une réduction progressive, mais pas une rupture.
L’armement, pilier historique du partenariat
Si le pétrole a pris le devant de la scène ces dernières années, l’armement reste le cœur battant de cette relation. Pendant des décennies, la Russie a équipé l’armée indienne comme aucun autre pays. Même si la part russe dans les importations d’armes a chuté (de 76 % entre 2009-2013 à 36 % entre 2019-2023), Moscou reste incontournable.
Les systèmes S-400 déjà commandés continuent d’arriver malgré les menaces de sanctions CAATSA américaines. Et la presse indienne bruissait ces derniers jours d’un possible intérêt pour le chasseur de cinquième génération Su-57, l’équivalent russe du F-35 américain.
Cette diversification vers la France (Rafale), Israël ou les États-Unis ne doit pas faire illusion : quand il s’agit de technologie de pointe ou de transferts de savoir-faire, la Russie reste souvent la partenaire privilégiée. Le porte-parole du Kremlin l’a confirmé sans ambiguïté : la défense sera au menu des discussions.
Un commerce déséquilibré mais en pleine explosion
Les chiffres donnent le vertige : 68,7 milliards de dollars d’échanges bilatéraux sur l’exercice 2024-2025, un record absolu. La Russie est devenue le quatrième partenaire commercial de l’Inde. Mais derrière ce chiffre flatteur se cache une réalité brutale : plus de 90 % de ces échanges sont des importations indiennes, essentiellement des hydrocarbures.
L’Inde exporte en retour des machines-outils, des produits pharmaceutiques et peu de choses encore. New Delhi le reconnaît ouvertement : il faut rééquilibrer cette relation. Moscou, lui, veut surtout augmenter le volume global, peu importe la balance.
Objectif affiché des deux parties : dépasser les 100 milliards de dollars d’échanges d’ici 2030, hydrocarbures compris ou non.
Une diplomatie de l’équilibre dans un monde fracturé
L’Inde n’a jamais condamné l’invasion russe en Ukraine à l’ONU. Narendra Modi s’est bien permis, une seule fois en 2022, de dire à Vladimir Poutine que « ce n’était pas l’époque des guerres ». Mais depuis, le discours indien met systématiquement en avant la nécessité d’un ordre mondial multipolaire.
Ce positionnement n’est pas gratuit. Face à une Chine de plus en plus menaçante à ses frontières, l’Inde a besoin de la Russie comme contrepoids. Moscou, qui entretient des relations étroites avec Pékin, joue habilement cette carte pour conserver l’amitié indienne.
« L’Inde veut maintenir ses liens solides avec la Russie, vitale à la gestion de ses relations compliquées avec la Chine et à son autonomie stratégique »
Praveen Donthi, International Crisis Group
En refusant de choisir entre l’Occident et la Russie, New Delhi pratique ce qu’elle appelle la « multi-alignement ». Une forme sophistiquée de non-alignement 2.0 qui agace Washington mais qui, pour l’instant, fonctionne.
Ce qui pourrait vraiment changer après cette visite
Derrière les déclarations d’amitié éternelle, des négociations très concrètes sont en cours. L’Inde cherche à sécuriser ses approvisionnements énergétiques à long terme tout en limitant l’impact des sanctions secondaires américaines. La Russie, elle, veut verrouiller des contrats d’armement pluriannuels et ouvrir son marché aux produits indiens.
Les deux pays discutent également d’un possible accord de libre-échange avec l’Union économique eurasiatique dirigée par Moscou. Un projet qui, s’il aboutit, changerait profondément la donne commerciale.
Et pendant ce temps, les États-Unis observent. La menace de nouvelles sanctions plane toujours. Donald Trump, qui négocie actuellement un grand accord commercial avec l’Inde, a fait du dossier russe un point de friction majeur. Narendra Modi marche sur une corde raide : préserver l’amitié russe sans se couper définitivement de Washington.
Cette visite de Vladimir Poutine n’est donc pas une simple formalité diplomatique. Elle est le révélateur d’un basculement géopolitique plus profond : dans un monde qui se fracture entre blocs, certains pays refusent encore de choisir leur camp. Et l’Inde, plus que tout autre, incarne cette troisième voie.
Le dîner de ce soir et les entretiens de demain ne changeront pas la face du monde. Mais ils rappelleront une vérité simple : dans les relations internationales, l’histoire et les intérêts stratégiques pèsent parfois plus lourd que les pressions du moment.









