Elle s’appelle Safiatou, elle a 33 ans et trois enfants. Le plus jeune n’a que six mois. Pourtant, dans quelques jours ou quelques semaines, elle montera dans une pirogue quelque part près de Kamsar pour tenter d’atteindre les Canaries. Elle laissera ses enfants à sa mère. « C’est une décision difficile, mais je n’ai pas le choix », confie-t-elle, la voix tremblante mais le regard durci par des années de galère.
Ce n’est pas un cas isolé. En quelques mois à peine, la Guinée est devenue un nouveau point de départ majeur pour la migration clandestine vers l’Europe. Une route inattendue, plus longue, plus dangereuse, mais qui attire pourtant des milliers de jeunes prêts à tout risquer.
Une route qui se déplace vers le sud
Jusqu’à récemment, personne n’imaginait les côtes guinéennes comme un tremplin vers l’Europe. Les départs se concentraient au Sénégal, en Mauritanie, parfois au Maroc. Mais le durcissement des contrôles maritimes et terrestres a repoussé les flux plus au sud.
Au moins huit grosses pirogues ont déjà quitté la Guinée depuis le printemps, chacune transportant plus d’une centaine de personnes. Les ONG qui surveillent ces mouvements confirment : les Guinéens représentent désormais une part écrasante des arrivants aux Canaries par cette voie.
Le trajet est infernal. Il faut compter dix à quinze jours en mer, parfois plus, contre cinq à sept jours au départ du Sénégal. Les réserves d’eau et de nourriture s’épuisent, les moteurs tombent en panne, les tempêtes font chavirer les embarcations. Pourtant, cette option paraît moins terrifiante que l’autre chemin : celui qui passe par le désert, l’Algérie, la Tunisie ou le Maroc.
Pourquoi préférer la mer à la terre ?
Sur la route terrestre, les violences sont quotidiennes. Rackets, viols, expulsions brutales, esclavage moderne : les témoignages font froid dans le dos. Abdourahim, la trentaine, en sait quelque chose. Il a tenté la traversée terrestre à quatre reprises en treize ans.
« J’ai passé cinq ans dans la forêt de Gourougou, au-dessus de Melilla. Pour y arriver, il faut sauter d’un train en marche. Certains se cassent les jambes, d’autres meurent directement. »
Il raconte les assauts collectifs sur les grilles de Melilla, les coups de matraque, les blessures à la tête, les pirogues renversées au large du Maroc. Il a vu des amis se noyer. Il a été arrêté, volé, racketté des dizaines de fois. Pourtant, il s’apprête à retenter l’aventure, cette fois par la mer, après avoir vendu la voiture de son père décédé.
Une jeunesse qui se sent « déjà morte »
Dans un café sombre de la banlieue de Conakry, une centaine de jeunes se retrouvent chaque soir. Aucun n’a de travail stable. Ibrahima Baldé, responsable d’une petite association, résume la situation en une phrase :
« Ici on a plus de 150 jeunes et aucun n’a de travail. »
Lorsqu’on leur parle des dangers de la route maritime, la réponse est presque toujours la même : « Là où nous sommes, on est déjà morts. Autant tenter notre chance. » Cette phrase revient comme un refrain, prononcée avec une résignation glaçante.
Le directeur d’une organisation qui lutte contre la migration irrégulière confirme : les discours de prévention ne fonctionnent plus. Les jeunes savent parfaitement que des embarcations disparaissent corps et biens. Ils savent aussi que des femmes sont violées durant le voyage. Mais la souffrance quotidienne paraît plus insupportable encore.
Safiatou, mère courage au bord du gouffre
Mariée à 18 ans à un homme de 60 ans, Safiatou a vite compris que son avenir était scellé. Aujourd’hui, son mari a 75 ans et ne peut plus subvenir aux besoins de la famille. C’est elle qui porte tout : la nourriture, les frais de scolarité, les soins du bébé.
Elle a tout tenté à Conakry : petits commerces, recherche d’emploi dans les ONG, rien n’a marché durablement. Alors elle a économisé sou par sou pour payer sa place dans une pirogue. Elle sait que des « garçons revenus » lui ont décrit l’enfer. Elle sait pour les viols. Elle sait pour les naufrages.
« Je demande à Dieu de me protéger. »
Ses enfants, elle les confiera à sa mère. L’aîné a 11 ans. Il comprend déjà. Le bébé de six mois ne se souviendra probablement pas d’elle si elle disparaît en mer.
Des chiffres qui donnent le vertige
En 2024, les Guinéens sont devenus la première nationalité africaine à déposer une demande d’asile en France : 11 336 demandes, selon les chiffres officiels. Ils se classent troisième pays au monde, derrière l’Afghanistan et l’Ukraine.
Le directeur général des Guinéens de l’étranger parle de « plusieurs milliers » de départs clandestins chaque année. Il déplore : « C’est nous qui perdons nos fils. » Des patrouilles policières ont été renforcées sur les côtes, mais elles peinent à endiguer le phénomène.
Les principaux points de départ en Guinée
• Kamsar et la région nord-ouest
• Zones autour de Conakry (discrètes)
• Parfois plus au sud, vers la frontière sierra-léonaise
Un pays sous junte, une jeunesse sans perspective
Depuis le coup d’État de 2021, la Guinée vit sous régime militaire. Les promesses de transition démocratique s’éternisent. L’économie patine. Le chômage des jeunes diplômés atteint des sommets. Dans ce contexte, migrer apparaît comme la seule issue possible pour beaucoup.
Mamadou Yero, 30 ans, répare des voitures dans un garage de fortune. Il gagne de quoi manger, rien de plus. Cette année, il partira lui aussi. Comme tant d’autres. Comme si toute une génération avait décidé de tourner le dos à son pays.
L’Europe, mirage ou salut ?
Les Canaries restent la principale porte d’entrée maritime en Europe pour les Africains. Les politiques de visas toujours plus restrictives laissent peu d’alternatives légales. Ceux qui arrivent, épuisés, déshydratés, parfois blessés, savent qu’ils n’ont plus rien à perdre.
Pour Safiatou, Abdourahim et des milliers d’autres, le choix est cruel mais simple : rester et survivre au jour le jour, ou risquer la mort pour peut-être offrir un avenir à leurs enfants. La mer est immense, les pirogues sont fragiles, mais l’espoir, lui, refuse de mourir.
Et demain, une nouvelle mère montera dans une embarcation, embrassera une dernière fois son bébé, et priera pour que l’océan soit clément.
La Guinée, jadis simple pays de transit, est devenue un point de départ. Et cette hémorragie risque de s’amplifier tant que les conditions de vie ne s’amélioreront pas fondamentalement.
En attendant, sur les plages du nord-ouest, les pirogues continuent de se remplir dans l’ombre. Et la mer emporte avec elle les rêves et parfois les vies d’une jeunesse qui n’en peut plus d’attendre.









