Imaginez revenir dans votre ville après treize ans d’exil et découvrir que plus de six bâtiments sur dix n’existent plus. Les rues où vous avez appris à marcher sont éventrées, l’hôpital qui vous a vu naître n’est plus qu’une carcasse de béton, et pourtant… pourtant des enfants y jouent à nouveau entre les gravats. C’est ce que vivent, aujourd’hui même, des milliers d’exilés syriens à Daraya.
Daraya, ville fantôme devenue symbole de renaissance
À seulement sept kilomètres de Damas, Daraya a marqué l’histoire récente de la Syrie comme peu d’autres lieux. C’est ici qu’en mars 2011 des manifestants offraient des fleurs aux soldats. C’est ici qu’en août 2012 eurent lieu certaines des pires exécutions sommaires du régime. Assiégée pendant quatre longues années, la ville fut totalement vidée de ses 250 000 habitants entre 2016 et 2019. Trois années sans une seule âme. Puis, après la chute de Bachar al-Assad le 8 décembre 2024, les portes se sont enfin rouvertes.
Un million de réfugiés sont rentrés en Syrie entre décembre 2024 et septembre 2025, selon le HCR. Mais plus de 4,5 millions attendent encore. À Daraya, ceux qui osent revenir ramènent dans leurs petites valises des compétences nouvelles, parfois un peu d’argent, et surtout une détermination forgée dans l’exil.
Bilal Shorba, le « Banksy syrien » qui efface les fantômes d’Assad
Dans l’obscurité des nuits de siège, un jeune homme se faufilait entre les décombres pour peindre. Bilal Shorba, 31 ans aujourd’hui, risquait sa vie à chaque bombe pour laisser des messages d’espoir sur les murs. De retour d’exil, il retrouve certains de ses graffitis miraculeusement intacts.
L’un d’eux est particulièrement parlant : une mariée jouant du violon mène une danse macabre suivie d’un soldat, d’un rebelle, puis d’un jihadiste armé de kalachnikov. Criblé de balles, éborgné, déchiqueté, il tient encore debout. « Malgré l’entrée du régime, malgré notre exil, ces simples graffitis sont restés et le régime est parti », sourit Bilal.
« C’est une victoire. »
Bilal Shorba, artiste et ancien combattant
Formé en Turquie à l’art de la fresque murale, il veut désormais recouvrir les innombrables portraits du clan Assad qui souillaient encore certains murs. Peindre par-dessus la dictature, littéralement.
Une ville où 65 % des bâtiments sont rasés
Les chiffres donnent le vertige. Selon une étude d’avril 2025 de la Syrian American Engineers Association :
- 65 % des bâtiments totalement détruits
- 14 % gravement endommagés
- 21 % nécessitant une rénovation lourde
- Seul un quart des puits fonctionne encore
- Les égouts débordent quotidiennement dans certains quartiers
Pourtant, dans certaines rues, c’est déjà une ruche. Des ouvriers réparent des toits, des ateliers de menuiserie renaissent, des meubles sortent à nouveau des ateliers comme avant la guerre. Ailleurs, des quartiers entiers restent déserts, spectres de béton éventrés.
L’hôpital national, carcasse géante face au palais présidentiel
Du haut du quartier al-Khaleej entièrement rasé, on aperçoit encore, sur la colline d’en face, le palais où vivait Bachar al-Assad. Juste en dessous gît l’Hôpital national de Daraya, 200 lits autrefois, qui desservait plus d’un million de personnes. Bombardé en 2016, il n’est plus qu’un squelette de béton.
Aujourd’hui, il n’existe plus aucun hôpital opérationnel à Daraya. Les quatre établissements de la ville sont hors service. Seule une équipe de Médecins sans frontières assure des soins jusqu’à la fin de l’année. Beaucoup de médecins, partis en Jordanie, en Égypte, en Turquie ou en Allemagne, n’ont pas encore osé rentrer.
Docteur Hussam Jamous : du Croissant-Rouge jordanien à la rue de la Révolution
Quand le docteur Hussam Jamous, otorhinolaryngologiste de 55 ans, a remis les pieds à Daraya après dix ans d’exil, il n’a pas reconnu sa ville. « Je m’attendais à ce qu’elle soit détruite, mais pas à ce point ».
En Jordanie, il a perdu ses 30 000 patients et le droit d’exercer officiellement. Il s’est porté volontaire dans des associations, puis à l’hôpital du Croissant-Rouge émirati, et s’est formé à la médecine esthétique. Dès que possible, il est rentré.
Sur le mur criblé de balles de son ancien cabinet, rue de la Révolution, il a accroché une plaque toute neuve : Chirurgien ORL et injection de botox. En quelques semaines, plusieurs centaines de patients ont déjà franchi la porte. Enfants aux amygdales enflammées, anciens détenus aux tympans éclatés sous la torture.
« Comme j’ai servi mes concitoyens réfugiés en Jordanie, je continue aujourd’hui à les servir dans mon pays. »
Docteur Hussam Jamous
Enab Baladi, le média né dans les sous-sols de Daraya
Pendant le siège, une vingtaine d’étudiants ont lancé un journal clandestin dans les caves de la ville. Quatre d’entre eux n’ont pas survécu aux premières années. Exilés en Turquie et en Allemagne, les survivants se sont formés auprès de grands médias internationaux.
Aujourd’hui, Enab Baladi est l’un des principaux médias indépendants de Syrie. Sa rédaction reflète la diversité du pays : alaouites, chrétiens, kurdes, druzes, sunnites. Elle n’hésite pas à enquêter sur les nouvelles autorités, y compris quand elles commettent des abus.
Devant les ruines de la maison d’où est sorti le numéro zéro, Ammar Ziadeh, 35 ans, l’un des fondateurs, veut croire que « les médias indépendants pourront maintenir un espace de liberté » dans un pays où les journalistes ont été muselés pendant un demi-siècle.
Les enfants nés en exil réapprennent l’arabe
Omar, 6 ans, et Hamza, 8 ans, sont nés en Turquie. Leur père Mohammed, ancien militaire ayant fait défection en 2012, a subi racisme et exploitation là-bas. Quand le régime est tombé, il n’a pas hésité.
Mais le retour est rude. Pas d’eau potable stable, électricité aléatoire, conditions d’hygiène précaires. Et surtout, les enfants, éloignés de leur culture, parlent arabe mais ne savent ni le lire ni l’écrire correctement.
Dans les 17 écoles encore debout (contre 24 avant-guerre), les professeurs de mathématiques, sciences ou anglais manquent cruellement. Plus de la moitié des élèves rentrés sont nés à l’étranger. Un responsable éducatif témoigne : « Nous devons organiser des cours quasi d’alphabétisation en arabe. »
Le cimetière des martyrs et les tombes manquantes
Avant l’évacuation forcée de 2016, les combattants ont retiré les 421 pierres tombales du cimetière, les ont photographiées, de peur qu’elles ne soient profanées. À leur retour, ils les ont remises en place, une par une.
En face, des rectangles de terre plantés d’arbustes marquent les sépultures anonymes des 700 personnes exécutées en 72 heures en août 2012. À l’entrée, des photos de disparus flottent au vent sous une banderole : « Ce ne sont pas des numéros ».
Amneh Khoulani, 51 ans, vient régulièrement. Trois de ses frères ont été exécutés en prison, leurs corps jamais rendus. L’un d’eux figure dans les terribles photos du dossier César. « Aujourd’hui, je lutte pour que mes frères aient une tombe », dit-elle, la voix brisée.
Sur un mur du cimetière, Bilal Shorba a peint une fresque : une petite fille cueille des roses à la mémoire de son père et se demande où les déposer, faute de sépulture.
À Daraya, la reconstruction ne concerne pas seulement les maisons. Elle concerne les mémoires brisées, les familles séparées, les enfants qui doivent réapprendre leur langue et leur histoire. Chaque pierre reposée, chaque fresque peinte, chaque patient soigné est un acte de résistance douce contre l’oubli.
En cette fin d’année 2025, la population de Daraya approche les 200 000 habitants selon les autorités locales – un chiffre incroyable quand on pense qu’il y a six ans, la ville était inhabitée. Chaque jour, de nouvelles familles arrivent, trouvent leur maison en ruines et demandent de l’aide pour un abri ou pour reconstruire.
Parfois, il faut prouver qu’on est bien propriétaire… avec des titres souvent perdus dans les exodes successifs. Parfois, on vit chez des proches, on passe d’une maison à l’autre. Mais on reste.
Parce qu’après avoir tout perdu une fois, on sait que le plus important n’est pas ce qui reste debout, mais ce qui refuse de tomber : la dignité, la mémoire, l’envie de vivre libre.
Dans les rues éventrées de Daraya, entre les gravats et les nouvelles fresques colorées, une ville renaît. Lentement. Douloureusement. Mais sûrement.









