Le 16 décembre 2004, vers 22 heures, une voiture s’arrête brutalement sur une avenue déserte de Banjul. Trois coups de feu claquent dans la nuit humide. Deyda Hydara, journaliste respecté et correspondant de l’AFP depuis trente ans, s’effondre sur son volant. Il avait 58 ans, quatre enfants, et une plume qui dérangeait le pouvoir. Vingt-et-un ans plus tard, un nom émerge enfin des ténèbres : Sanna Manjang, ancien membre des « Junglers », les escadrons de la mort de Yahya Jammeh.
Un pas historique vers la justice en Gambie
Mercredi dernier, la justice gambienne a franchi une étape que beaucoup n’osaient plus espérer. Sanna Manjang, arrêté au Sénégal lors d’une opération conjointe, puis extradé, a été officiellement inculpé pour deux meurtres : celui de Deyda Hydara en 2004 et celui de l’homme d’affaires Ndongo Mboob en 2006. Le document d’accusation est sans ambiguïté : il est accusé d’avoir « causé leur mort « en leur tirant dessus avec une arme ».
Cette inculpation n’est pas un fait divers judiciaire. Elle est le premier acte concret d’une longue traque des criminels du régime Jammeh, ce président qui régna par la terreur de 1994 à 2017 sur ce petit pays enclavé dans le Sénégal.
Qui était Deyda Hydara ?
Deyda Hydara n’était pas seulement un correspondant de presse. Il était une institution. Arrivé à l’AFP en 1974 comme traducteur, il était devenu au fil des décennies le visage du journalisme indépendant en Gambie. Cofondateur du quotidien The Point, il dénonçait sans relâche la corruption, les dérives autoritaires et surtout les atteintes répétées à la liberté de la presse.
Quelques jours avant son assassinat, il avait publié un éditorial cinglant contre une nouvelle loi liberticide sur les médias. Beaucoup y ont vu le mobile direct de son exécution.
« On ne tue pas une idée en tuant un homme. »
Ces mots, prononcés par Deyda Hydara lui-même, résonnent aujourd’hui avec une force particulière.
Les Junglers : l’unité de la mort de Yahya Jammeh
Les « Junglers » – littéralement « broussards » – étaient une unité paramilitaire directement rattachée à la présidence. Officiellement, ils n’existaient pas. En réalité, ils étaient les bras armés de la répression. Tortures, disparitions forcées, exécutions extrajudiciaires : leur nom revenait sans cesse dans les témoignages terrifiants recueillis par la Commission Vérité, Réconciliation et Réparations (TRRC) créée après la chute de Jammeh.
Sanna Manjang n’était pas un exécutant lambda. Les survivants et anciens membres repentis le désignent comme un rouage central de cette machine de mort. Son arrestation marque la première fois qu’un haut responsable opérationnel des Junglers comparaît pour le meurtre d’un journaliste.
Une traque internationale de longue haleine
L’arrestation de Manjang n’a rien d’un hasard. Elle résulte d’une coopération sénégalo-gambienne renforcée ces dernières années, mais aussi du travail acharné d’organisations de défense des droits humains et d’avocats comme Reed Brody, surnommé « le chasseur de dictateurs ».
Reed Brody, qui joua un rôle décisif dans la condamnation de l’ex-dictateur tchadien Hissène Habré au Sénégal, déclare sans détour :
« L’arrestation de Sanna Manjang est une avancée essentielle. D’anciens Junglers l’ont identifié comme acteur central des pires atrocités. S’il coopère, son témoignage pourrait être le coup de grâce pour Yahya Jammeh. »
Car l’ex-président, qui vit toujours en exil doré en Guinée équatoriale, reste intouchable pour l’instant. Aucun mandat d’arrêt international n’a encore été émis contre lui, malgré les recommandations très claires de la TRRC.
Les aveux qui ont tout changé
En juillet 2019, un moment fort de la TRRC a glacé le pays. Le lieutenant Malick Jatta, membre repenti des Junglers, témoigne publiquement :
« Nous avons tiré, moi, Alieu Jeng et Sanna Manjang. »
Concernant l’assassinat de Deyda Hydara
Ces mots, prononcés devant des millions de téléspectateurs gambiens, ont brisé vingt ans de silence officiel. Ils ont aussi permis d’identifier formellement les exécutants.
Depuis, la justice avance lentement mais sûrement. En 2023, l’Allemagne condamnait déjà Bai Lowe, ancien chauffeur des Junglers réfugié à Hanovre, à la prison à perpétuité pour complicité dans plusieurs assassinats, dont celui de Deyda Hydara. Un précédent majeur de justice universelle.
Que peut-on attendre du procès de Sanna Manjang ?
Tout dépendra de la stratégie de l’accusé. S’il choisit le silence ou la ligne de défense habituelle (« j’obéissais aux ordres »), le procès risque de se limiter à son cas personnel.
Mais s’il décide de parler – et plusieurs observateurs estiment qu’il pourrait négocier une peine réduite en échange de révélations – alors les portes de l’enfer du régime Jammeh pourraient s’ouvrir en grand.
On pourrait enfin connaître :
- Le commanditaire exact de l’assassinat de Deyda Hydara
- Le rôle précis de Yahya Jammeh dans les ordres donnés aux Junglers
- La chaîne de commandement pour des dizaines d’autres exécutions
- Les lieux d’inhumation de nombreuses victimes toujours portées disparues
La longue route de la réconciliation gambienne
Depuis l’arrivée au pouvoir d’Adama Barrow en 2017, la Gambie tente de se reconstruire sur les ruines d’une dictature. La création de la TRRC, la publication de son rapport accablant en 2021, les premières inculpations : tout cela ressemble à une justice transitionnelle modèle.
Mais les obstacles restent immenses. Une partie de la population, traumatisée ou encore fidèle à Jammeh, voit ces procès comme une « chasse aux sorcières ». L’armée et les services de renseignement comptent encore d’anciens fidèles du dictateur. Et surtout, l’absence de coopération de la Guinée équatoriale bloque toute perspective de jugement de l’ex-président lui-même.
Pourtant, chaque arrestation comme celle de Sanna Manjang redonne espoir aux familles de victimes qui attendent depuis des décennies.
Un message fort pour la liberté de la presse
Au>L’assassinat de Deyda Hydara n’était pas un crime isolé. C’était un message : en Gambie, critiquer le pouvoir pouvait coûter la vie. Vingt ans plus tard, l’inculpation de l’un de ses bourreaux envoie un message inverse : aucun crime contre un journaliste ne restera impuni éternellement.
Dans un continent où les journalistes sont encore trop souvent menacés, emprisonnés ou tués, ce procès gambien pourrait créer une jurisprudence précieuse.
Le combat de Deyda Hydara n’est pas terminé. Il continue dans les salles d’audience de Banjul, dans les témoignages des survivants, et dans la détermination d’une nouvelle génération de journalistes gambiens qui refusent de se taire.
La nuit du 16 décembre 2004 a marqué la Gambie d’une tache indélébile. L’inculpation de Sanna Manjang, en cette fin 2025, pourrait enfin commencer à l’effacer.









