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Procès Lafarge : L’Évacuation Chaotique de l’Usine en Syrie

19 septembre 2014. L’État islamique attaque l’immense cimenterie Lafarge en Syrie. Le personnel fuit en pleine nuit dans deux camionnettes… Pourtant, Paris semblait « surpris ». Comment une multinationale a-t-elle pu attendre le dernier moment pour évacuer ? Ce que le tribunal a révélé est sidérant…

Imaginez une usine colossale plantée au milieu du désert syrien, entourée depuis des semaines par les combattants de l’État islamique. Le 19 septembre 2014, l’attaque survient enfin. Et là, c’est la panique totale : les derniers employés fuient dans la nuit avec deux camionnettes et une voiture de fonction. Aucun plan d’évacuation sérieux, aucune préparation. Juste l’instinct de survie.

Au tribunal correctionnel de Paris, cette séquence a sidéré tout le monde, magistrats compris.

Une impréparation qui laisse le tribunal pantois

« On a l’impression que tout le monde était surpris », a lâché la présidente Isabelle Prévost-Desprez, visiblement stupéfaite. Pourtant, les signaux d’alerte s’accumulaient depuis des mois. L’usine de Jalabiya, dans le nord de la Syrie, était encerclée. L’État islamique avait déjà proclamé son califat trois mois plus tôt.

Le comité exécutif du groupe avait bien validé la fermeture du site le 27 août 2014. Mais la décision d’évacuer le personnel restant n’a été prise… que la veille de l’attaque.

« Avec le recul, ça paraît assez incroyable »

Frédéric Jolibois, ancien directeur de Lafarge Cement Syria

Un directeur nommé deux mois avant le chaos

Frédéric Jolibois n’avait pris ses fonctions à la tête de la filiale syrienne qu’en juillet 2014. À peine installé, il se retrouve au cœur de la tempête. Le 18 septembre, un responsable sur place l’appelle depuis l’usine : « Il ne faut pas tarder à partir ».

La décision est prise de renvoyer presque tout le personnel chez lui. Mais 27 personnes restent sur site pour surveiller le refroidissement de la turbine électrique. Quelques heures plus tard, l’attaque éclate. C’est le sauve-qui-peut général.

« Ça se précipite dans la nuit », raconte Frédéric Jolibois à la barre. Les employés s’entassent dans les rares véhicules disponibles et filent à travers le désert.

« Les plans d’évacuation, je n’en avais jamais fait avant »

À la question du tribunal sur l’absence de plan d’évacuation actualisé, l’ancien directeur se justifie simplement : « Les plans d’évacuation ne sont pas courants, je n’ai jamais eu à en faire dans mes postes précédents ».

Une réponse qui laisse la salle médusée. Car l’usine tournait encore à plein régime en 2014, deux ans après le départ de toutes les autres multinationales du pays.

Des alertes ignorées depuis l’été

Ahmad Al Jaloudi, responsable de la sûreté de l’usine et lui aussi prévenu, affirme avoir prévenu régulièrement Paris. « J’informais de la situation compliquée depuis juillet ».

Il évoque notamment une attaque de l’État islamique pendant l’été qui avait fait 550 morts. Mais Jean-Claude Veillard, directeur de la sûreté du groupe, « ne m’a donné aucune instruction pour organiser une évacuation », assure-t-il.

« Ce qui est clair, c’est qu’on est parti trop tard »

Christian Herrault, ancien directeur général adjoint de Lafarge

Une usine qui tournait malgré la guerre

Pour comprendre l’ampleur du déni, il faut revenir en arrière. En 2012, les expatriés avaient été évacués. L’usine avait été mise à l’arrêt… puis redémarrée grâce au seul personnel local.

Pendant deux ans, la cimenterie a continué à produire, au milieu de la guerre civile, en passant des arrangements financiers avec plusieurs groupes armés – dont certains classés terroristes – pour sécuriser les accès et s’approvisionner en matières premières.

C’est précisément ce système qui vaut aujourd’hui à Lafarge et à neuf personnes physiques d’être jugées pour financement du terrorisme et complicité de crimes contre l’humanité.

Une fuite nocturne dans le désert

Revenons à cette nuit du 19 septembre 2014. Les jihadistes sont aux portes. Les derniers employés comprennent qu’il n’y a plus rien à faire.

Ils abandonnent tout : machines encore chaudes, stocks de ciment, véhicules de l’entreprise. Seuls trois véhicules permettent de fuir. Les autres devront se débrouiller autrement.

Aucun hélicoptère, aucun convoi sécurisé, aucun point de rendez-vous prévu. Juste la route et la nuit.

Chronologie de la dernière journée

  • Matin du 18 septembre : alerte téléphonique
  • Soir du 18 : décision de renvoyer le personnel chez lui
  • Nuit du 18 au 19 : attaque de l’État islamique
  • Aube du 19 septembre : fuite des derniers employés
  • Quelques jours plus tard : l’usine tombe entièrement aux mains de l’EI

Un sentiment d’incrédulité au tribunal

La présidente du tribunal correctionnel ne cache pas son étonnement face à cette désorganisation. « On est un peu interloqués, face à l’évidente gravité de la situation », déclare-t-elle.

Cette phrase résume à elle seule le sentiment général : comment une entreprise du CAC 40 a-t-elle pu se retrouver dans une telle impréparation, dans une zone aussi dangereuse ?

Le procès, qui doit se terminer le 19 décembre, continue d’explorer les responsabilités à tous les niveaux de la hiérarchie.

Ce qui est certain, c’est que l’image de cette cimenterie fantôme, perdue au milieu du désert et devenue un symbole malgré elle, restera longtemps gravée dans cette affaire historique.

Une affaire qui pose, au-delà des aspects juridiques, une question lancinante : jusqu’où une entreprise est-elle prête à aller pour maintenir une activité, même au cœur du chaos ?

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