Imaginez un roi qui, après avoir tout perdu – trône, réputation, patrie – décide de tout raconter. À 87 ans, depuis son exil doré aux Émirats arabes unis, Juan Carlos Ier publie enfin ses mémoires. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que l’Espagne n’était pas prête.
Intitulé Reconciliation, l’ouvrage de cinq cents pages est disponible depuis ce mercredi dans toutes les librairies espagnoles. Un mois après sa sortie en France, il a immédiatement pris la tête des ventes en ligne et fait l’objet de dizaines de précommandes dans les boutiques madrilènes. Curiosité ? Fascination ? Les Espagnols se ruent sur le livre comme on se précipite sur un secret de famille longtemps enfoui.
Un succès commercial immédiat qui en dit long
Dès le milieu de l’après-midi, Reconciliation occupait la première place des ventes sur la version espagnole d’Amazon. Dans le centre de Madrid, certaines librairies indépendantes affichaient déjà plus de cinquante précommandes. Un engouement rare pour un livre politique, qui dépasse largement le cercle des passionnés d’histoire.
« C’est la première fois qu’il parle vraiment de lui », confie une vendeuse expérimentée. « Les gens veulent savoir ce qu’il a dans le ventre après tout ce qui s’est passé. Il y a de la curiosité, bien sûr, mais aussi une forme de fascination un peu malsaine… et ça, les lecteurs adorent. »
Que contient vraiment ce pavé de 500 pages ?
L’ouvrage revient d’abord sur les grands moments de l’histoire contemporaine espagnole vus de l’intérieur du palais de la Zarzuela. Juan Carlos y relate son arrivée en Espagne à l’âge de dix ans, arraché à ses parents exilés pour être formé par Franco lui-même. Il décrit ensuite les heures cruciales qui ont suivi la mort du dictateur en novembre 1975, son accession au trône deux jours plus tard, et surtout la transition démocratique qu’il présente comme son œuvre personnelle.
Mais ce sont les passages plus intimes qui font bondir. L’ancien monarque évoque – brièvement – ses liaisons extraconjugales et les affaires financières qui ont terni les dernières années de son règne. Des sujets qu’il avait jusqu’ici toujours refusés d’aborder publiquement.
« J’ai écrit ces mémoires pour que les jeunes puissent apprendre l’histoire récente de notre pays sans distorsions »
Juan Carlos Ier, dans une vidéo publiée lundi
Le passage sur Franco qui met le feu aux poudres
Le véritable choc vient des pages consacrées à Francisco Franco. Loin de prendre ses distances avec le dictateur, Juan Carlos écrit qu’il avait « énormément » de respect pour l’homme qui l’a fait venir en Espagne enfant. Il le décrit comme quelqu’un qui pouvait se montrer « aimable, souriant et loquace », et loue son « intelligence » et son « sens politique ».
Ces lignes ont provoqué une vague d’indignation à gauche. Le ministre de la Culture, membre de la coalition Sumar, a qualifié cette évocation de « répugnante ». Le président du gouvernement, Pedro Sánchez, s’est dit personnellement « surpris » par certains passages. Dans un pays où la mémoire de la dictature reste une blessure ouverte, ces mots sonnent comme une provocation.
La Transition démocratique revue et corrigée par son principal acteur
Juan Carlos revendique également la pleine paternité de la transition démocratique. Selon lui, c’est grâce à sa détermination personnelle que l’Espagne est passée sans heurts de la dictature à la démocratie. Une lecture qui contredit parfois les travaux des historiens, qui insistent davantage sur le rôle des forces politiques et de la société civile.
Cette version « royaliste » de l’histoire risque de relancer les débats sur l’héritage de la monarchie. Cinquante ans exactement après la mort de Franco, le livre tombe à pic pour remettre en question certaines vérités établies.
Un exil volontaire qui dure depuis cinq ans
Rappelons le contexte. Juan Carlos a abdiqué en 2014 en faveur de son fils Felipe VI, alors que les scandales s’accumulaient. En août 2020, face à des enquêtes judiciaires en Espagne et en Suisse, il choisissait l’exil volontaire aux Émirats arabes unis. Les procédures ont depuis été classées sans suite, mais il n’est jamais vraiment rentré.
Ces mémoires apparaissent donc comme une tentative de réhabilitation. Une façon pour l’ancien roi de reprendre la parole et de livrer sa vérité avant que l’histoire ne soit écrite sans lui.
Pourquoi ce livre arrive maintenant
Le timing n’est pas anodin. À 87 ans, Juan Carlos sait que le temps lui est compté. Ses apparitions publiques se font rares, son état de santé reste discret. Publier ses mémoires maintenant, c’est s’assurer que sa version des faits restera dans les bibliothèques pour les générations futures.
C’est aussi une réponse indirecte à tous ceux qui, en Espagne, ont tourné la page. Felipe VI a pris ses distances avec son père dès 2020, lui retirant même son allocation officielle. La monarchie espagnole actuelle mise tout sur l’exemplarité. Ces mémoires viennent rappeler que l’institution a eu une histoire bien plus contrastée.
En définitive, Reconciliation n’est pas qu’un livre. C’est un événement politique qui oblige l’Espagne à se regarder dans le miroir d’un passé qu’elle croyait soldé. Entre fascination et répulsion, les lecteurs vont se plonger dans ces cinq cents pages pour essayer de comprendre qui était vraiment l’homme qui a régné pendant près de quarante ans.
Une chose est sûre : pendant quelques semaines, Juan Carlos sera de retour au centre de toutes les conversations. Pas sur le trône, mais sur les tables de nuits et dans les salons. Et peut-être est-ce exactement ce qu’il voulait.
À retenir :
- 500 pages de confidences inédites
- Éloge surprenant de Franco
- Revendication totale de la Transition
- Tensions avec le gouvernement actuel
- Succès commercial immédiat en Espagne
Le débat est lancé. Et il risque de durer bien au-delà de la période des fêtes.









