Imaginez des abysses à plus de 3 000 mètres de profondeur, un monde encore plus mystérieux que la face cachée de la Lune. C’est là, dans l’obscurité totale, que la Norvège voulait envoyer des robots géants pour aspirer des tonnes de cuivre, de zinc et de terres rares. Un projet qui faisait d’Oslo le premier pays européen prêt à franchir le pas… jusqu’à cette nuit de décembre 2025 où tout a basculé.
Un revirement politique inattendu qui change tout
Dans la nuit du mardi 2 au mercredi 3 décembre 2025, le gouvernement travailliste minoritaire norvégien a cédé. Pour faire adopter son budget 2026, il a dû accepter une condition imposée par ses alliés de gauche et écologistes : aucun appel d’offres pour l’exploitation des minerais des fonds marins ne sera lancé avant la fin de la législature, c’est-à-dire 2029 au plus tôt.
Quatre ans de report. Un délai qui, pour beaucoup, sonne comme l’enterrement définitif du projet le plus controversé de l’histoire environnementale norvégienne récente.
Pourquoi la Norvège voulait être la première
Retour en janvier 2024. Le Parlement norvégien votait l’ouverture de 281 000 km² de fonds marins dans l’Arctique à la prospection minière. Un territoire plus grand que l’Italie, situé entre le Groenland, l’Islande et l’archipel de Svalbard.
L’argument officiel ? L’indépendance stratégique. La Norvège refuse de dépendre à 100 % de la Chine pour les métaux indispensables à la transition énergétique : batteries de voitures électriques, éoliennes offshore, panneaux solaires, smartphones…
Les chiffres officiels donnent le vertige :
- 38 millions de tonnes de cuivre estimées
- 45 millions de tonnes de zinc
- Des quantités significatives de cobalt, de nickel et de terres rares
- Des nodules polymétalliques riches en manganèse
Autant de ressources qui dorment sur les plaines abyssales norvégiennes, à portée de robots.
La révolte des scientifiques et des écologistes
Mais dès 2024, la décision avait déclenché une tempête. Des milliers de scientifiques avaient signé des pétitions. Le Parlement européen votait une résolution demandant un moratoire mondial. Même des entreprises comme BMW, Volvo, Google et Samsung s’engageaient publiquement à ne pas utiliser de minerais issus des grands fonds.
Aucun gouvernement réellement engagé dans une gestion durable des océans ne peut soutenir l’exploitation minière des fonds marins.
Haldis Tjeldflaat Helle, Greenpeace Norvège
Les arguments scientifiques sont lourds :
- Les écosystèmes des grands fonds mettent des milliers d’années à se former
- Les panaches de sédiments générés par les machines pourraient étouffer la vie sur des centaines de kilomètres
- 90 % des espèces vivant à ces profondeurs restent inconnues de la science
- Le bruit et la lumière artificielle perturberaient des chaînes alimentaires entières
Pour beaucoup, ouvrir cette boîte de Pandore revenait à détruire le dernier écosystème intact de la planète.
Un compromis budgétaire qui cache une victoire écologiste
Le gouvernement travailliste se retrouvait coincé. Minoritaire au Parlement, il avait besoin du soutien de petits partis comme les Socialistes de gauche (SV) et les Verts pour faire passer son budget 2026. Ces derniers ont posé leur condition : pas de licences minières avant 2029.
Dans la nuit, les derniers résistants ont cédé. Le compromis était scellé.
Ce report constitue une victoire historique pour la nature, la science et la pression de l’opinion publique.
WWF Norvège
Pour les organisations environnementales, c’est clair : le projet est mort et enterré. Ou du moins plongé dans un coma profond jusqu’à la prochaine décennie.
L’indignation du secteur industriel norvégien
De l’autre côté, les réactions sont amères. Les entreprises qui avaient investi des millions dans la recherche et le développement parlent d’un coup de poignard.
Egil Tjåland, secrétaire général du Forum norvégien pour les minéraux marins, prévient : certaines sociétés pourraient purement et simplement délocaliser leurs projets vers des zones internationales ou d’autres pays plus accueillants.
Anette Broch Mathisen Tvedt, directrice de la start-up Adept, va plus loin :
Il est préoccupant que de petits partis dictent l’avenir de la Norvège et mettent en jeu des industries stratégiquement importantes.
Pour l’industrie, ce report n’est pas seulement écologique : c’est une question de souveraineté et de compétitivité face à la Chine.
Et ailleurs dans le monde ?
La Norvège n’est pas seule. D’autres projets existent :
- Les îles Cook ont déjà attribué des licences à trois entreprises (dont deux chinoises)
- The Metals Company (Canada) prépare une exploitation dans la zone internationale du Pacifique Clarion-Clipperton
- Le Japon, la Corée du Sud et l’Allemagne investissent massivement dans la recherche
Même Donald Trump, lors de son premier mandat, avait réactivé une vieille loi américaine permettant l’exploitation sans attendre l’accord de l’Autorité internationale des fonds marins.
Le risque ? Que la Norvège, en reculant, laisse la place à des acteurs moins regardants sur les normes environnementales.
2029 : un sursis ou une condamnation à mort ?
Officiellement, le gouvernement norvégien parle de « report ». Mais quatre ans dans le monde politique et technologique, c’est une éternité.
D’ici là :
- La pression internationale pour un moratoire mondial pourrait s’être renforcée
- Les alternatives terrestres (recyclage, mines en Afrique ou en Amérique du Sud) pourraient avoir progressé
- Une nouvelle majorité politique, plus écologiste, pourrait être élue
Beaucoup d’observateurs parient que 2029 sera la date de l’enterrement définitif.
Ce qui se joue en Norvège dépasse largement ses frontières. C’est tout le débat sur la transition énergétique qui est posé : peut-on se permettre de sacrifier les derniers écosystèmes vierges pour sauver la planète ? Ou faut-il accepter de détruire un monde que nous ne connaissons presque pas pour en construire un nouveau ?
Une chose est sûre : les abysses norvégiens resteront silencieux encore quelques années. Mais pour combien de temps ?
Les océans profonds abritent la plus grande réserve de biodiversité inconnue de la planète. Ouvrir la porte à l’exploitation minière, même encadrée, reviendrait à jouer à la roulette russe avec un écosystème vieux de millions d’années.
La décision norvégienne de décembre 2025 restera comme un tournant. Un de ces moments où la politique, la science et l’émotion collective ont réussi à freiner une industrie naissante.
Reste à savoir si ce sursis permettra de trouver des alternatives durables… ou si, dans dix ans, la pression sur les ressources sera telle que les robots descendront quand même dans les abysses.
L’océan, lui, continue de garder ses secrets. Pour l’instant.









