Imaginez la scène : il fait nuit, il neige doucement sur Tokyo, des guirlandes illuminent les rues et des milliers de Japonais patientent sagement devant un restaurant… pour commander du poulet frit. Pas n’importe quel jour, mais bien le soir du 24 décembre. Cette image, aussi surprenante soit-elle, est devenue une tradition ancrée depuis plus de cinquante ans.
Le repas de Noël le plus improbable du monde
Au Japon, Noël n’est pas une fête religieuse. Moins de 1 % de la population est chrétienne. Ici, le 25 décembre est un jour comme un autre et c’est le 24 au soir que tout se joue. Une soirée romantique pour les couples, un moment cosy pour les familles… et, depuis les années 1970, un rush monumental chez KFC.
Chaque année, les restaurants de la chaîne américaine enregistrent ce jour-là dix fois plus de clients qu’à l’accoutumée. Les files d’attente commencent dès le matin et les réservations ouvrent début novembre. Oui, vous avez bien lu : il faut réserver son seau de poulet frit pour Noël, comme on réserverait un grand restaurant.
L’origine d’une tradition née d’un malentendu gourmand
L’histoire commence en 1974. Takeshi Okawara, alors manager du tout premier KFC ouvert au Japon (en 1970 près de Nagoya), cherche une idée pour booster les ventes en décembre. Il surprend un jour des expatriés américains se plaindre de ne pas trouver de dinde pour Thanksgiving ou Noël.
La dinde ? Quasi introuvable au Japon à cette époque et hors de prix quand elle existe. L’idée fuse : pourquoi ne pas proposer du poulet frit comme alternative ? Okawara crée le « Kentucky for Christmas » : un seau spécial accompagné de salade, de frites et même d’un gâteau au chocolat. La campagne nationale « Kurisumasu ni wa Kentakkii ! » (KFC pour Noël !) est lancée.
Le succès est immédiat et dépasse toutes les espérances. En quelques années, l’idée passe du statut de simple opération marketing à celui de véritable tradition nationale.
Le « Party Barrel », star incontestée des tables japonaises
Aujourd’hui, le produit phare s’appelle le Christmas Party Barrel. Plusieurs formules existent, mais la plus populaire contient :
- 8 à 10 pièces de poulet Original Recipe
- Des ailes croustillantes
- Une salade de chou
- Un gâteau au chocolat en forme de bûche
- Parfois des bouteilles de vin ou de champagne japonais
Le tout présenté dans un seau rouge et doré aux couleurs de Noël. Prix moyen : entre 4 000 et 6 000 yens selon la taille (environ 25 à 40 euros). Réservation obligatoire dans la plupart des restaurants.
« Les réservations commencent début novembre et dès que nous habillons les statues du Colonel en Père Noël », explique Takuma Kawamura, responsable marketing de KFC Japon.
Le Colonel Sanders, icône pop et victime de malédiction
Au Japon, le fondateur de KFC, le Colonel Harland Sanders, fait partie du paysage urbain. Devant presque chaque restaurant trône sa statue souriante. À Noël, on lui met un bonnet rouge et une écharpe. Mais l’instant le plus mignon de l’année.
Mais le Colonel a aussi connu son lot d’aventures tragiques. En 1985, après la victoire historique des Hanshin Tigers (équipe de baseball d’Osaka) en championnat japonais, des supporters en liesse arrachent la statue d’un KFC et la jettent dans la rivière Dotonbori.
Pourquoi ? Parce qu’avec sa barbe blanche et ses lunettes, elle ressemblait étonnamment à Randy Bass, le joueur américain star de l’équipe. La légende veut que cette profanation ait déclenché la « malédiction du Colonel » : les Tigers ne gagnèrent plus aucun titre pendant… 38 ans.
La statue fut retrouvée en 2009 au fond de la rivière, rouillée et amputée de ses lunettes. Exposée un temps dans le restaurant d’Osaka, elle fut finalement incinérée selon le rite bouddhiste en 2024, juste après la victoire des Tigers en 2023 qui mit fin à la malédiction. Le président de KFC Japon était présent et offrit… du poulet frit et du saké.
Un phénomène culturel unique au monde
Ce qui est fascinant, c’est que cette tradition n’existe nulle part ailleurs. Pas même aux États-Unis, pays d’origine de KFC. Au Japon, l’enseigne réalise environ un tiers de son chiffre d’affaires annuel sur les deux dernières semaines de décembre.
Les Japonais ont parfaitement intégré le poulet frit dans leur vision de Noël : un repas chaleureux, partagé, un peu luxueux mais pas trop, et surtout pratique (pas besoin de cuisiner pendant des heures). Il s’associe aussi à l’idée de fête occidentale « cool » et moderne.
Le marketing a joué un rôle énorme, bien sûr. Les publicités KFC de Noël sont devenues cultes, avec des chansons spécialement composées, des emballages collectors et même des collaborations avec des artistes japonais.
Et demain ? La tradition va-t-elle perdurer ?
Rien ne semble pouvoir arrêter ce rouleau compresseur culturel. Même les jeunes générations, pourtant friandes de nouvelles tendances, continuent de réserver leur barrel chaque année. Certains restaurants proposent même des éditions limitées premium avec du poulet au truffe ou au champagne.
KFC Japon continue d’ailleurs parfaitement conscience de son statut. L’entreprise parle ouvertement de « tradition nationale » et met un point d’honneur à maintenir la qualité et l’expérience client ce jour si spécial.
Au final, peu importe comment tout a commencé. Ce qui compte, c’est qu’en 2025, des millions de Japonais continueront de se souhaiter « Joyeux Noël » en croquant dans une cuisse de poulet frit bien croustillante. Et quelque part, le Colonel Sanders doit être fier.
Le 24 décembre prochain, si vous passez au Japon, regardez autour de vous : les sacs rouges KFC seront partout. Preuve qu’une simple idée marketing peut parfois devenir plus forte que des siècles de tradition.









