Imaginez-vous rouler sur une piste à flanc de falaise, sans garde-fou, avec pour seule compagnie le bruit du vent et l’ombre menaçante des drones au loin. C’est par ce chemin improbable que l’on accède aujourd’hui à l’un des lieux les plus secrets du Moyen-Orient : les bases arrière du Parti des travailleurs du Kurdistan, nichées dans les montagnes de Qandil, au nord de l’Irak.
Une paix historique qui ne fait pas quitter la montagne
Après plus de quarante ans de conflit armé et près de 50 000 morts, le PKK a pris une décision que peu auraient osé prédire : déposer les armes. Une trentaine de combattants ont même brûlé symboliquement leurs fusils en juillet dernier. Pourtant, dans les vallées escarpées de Qandil, les kalachnikovs sont toujours là, bien visibles, posées contre les murs des bunkers.
La commandante Serda Mazlum Gabar, cheveux longs tressés sous son treillis vert olive, nous accueille avec un sourire désarmant. « Le processus de paix ne signifie pas quitter les montagnes », explique-t-elle d’emblée. Pour elle comme pour beaucoup, la vie citadine représente une menace bien plus grande que les bombardements passés.
« La nature ne me fait pas peur, mais je ne me sentirais pas en sécurité à me promener dans une ville, avec les voitures, la pollution et le trafic. »
Serda Mazlum Gabar, commandante du PKK
Un bunker creusé à même la roche
L’accès se mérite. Un coup de téléphone depuis un appareil suspendu à un arbre, puis quelques minutes de marche dans un boyau étroit où un grand ventilateur pousse l’air frais. Le tunnel débouche soudain sur un couloir plus large, éclairé de guirlandes lumineuses et décoré de plantes vertes. L’ambiance est presque chaleureuse.
Des combattants en tenue traditionnelle – sarouel et gilet beige ou olive – se tiennent alignés pour saluer les visiteurs. Chaque pièce a sa fonction : dortoir des femmes orné de fleurs, cuisine où l’on pétrit le lahmajun, salle de communication radio, pièce dédiée à la mémoire des martyrs avec les portraits d’Abdullah Öcalan trônant en bonne place.
Ces bunkers ne datent pas d’hier. Au départ simples grottes, ils ont été peu à peu aménagés en véritables quartiers généraux souterrains, à l’abri des frappes aériennes turques qui ont longtemps visé la zone.
« Nous n’avons pas été forcés à cette vie. Nous l’avons choisie »
Cette phrase revient comme un mantra. Serda Mazlum Gabar insiste : la montagne n’est pas une prison, c’est un choix. Un choix idéologique, politique, mais aussi profondément existentiel. Nombreux sont ceux qui, ayant goûté à la vie urbaine avant de rejoindre le mouvement, préfèrent aujourd’hui l’air pur et le silence des sommets.
Vejin Dersim, 34 ans, en est l’exemple parfait. Elle a passé la majeure partie des onze dernières années dans le sud-est de la Turquie avant de franchir la frontière cet été. « Partir était très émouvant », confie-t-elle, les yeux brillants. Être plus près du « leader Apo » – surnom affectueux donné à Abdullah Öcalan – semble compenser la nostalgie.
À 76 ans, le fondateur du PKK croupit toujours dans la prison insulaire d’Imrali. Pourtant, son influence reste intacte. Ses portraits ornent chaque pièce, à côté de ceux des milliers de combattants tombés au combat.
D’une revendication indépendantiste à la lutte démocratique
Le PKK d’aujourd’hui n’est plus exactement celui des années 1980. Les revendications séparatistes ont laissé place à la défense des droits culturels et politiques des Kurdes au sein des États existants. Le mouvement affirme vouloir poursuivre ses objectifs par des moyens exclusivement pacifiques et démocratiques.
Devrim Palu, 47 ans, membre depuis 1999, veut y croire. « Aujourd’hui est venu le temps du changement », murmure-t-il de sa voix posée. Basé désormais à Qandil, il se sent plus proche du commandement et des décisions stratégiques. « Je pourrais conduire dans ces montagnes les yeux fermés », plaisante un autre combattant, habitué à slalomer de nuit sur les pistes caillouteuses.
Mais la transition reste fragile. Le PKK figure toujours sur la liste des organisations terroristes des États-Unis et de l’Union européenne. Et si les armes ont été symboliquement brûlées, elles n’ont pas disparu pour autant.
Une vie quotidienne entre routine et ferveur idéologique
Dans la cuisine, on prépare le repas collectif. Les odeurs de viande hachée et d’épices emplissent le bunker. Ailleurs, certains regardent la télévision satellite, d’autres discutent politique en buvant le thé. La vie continue, presque comme avant – mais sans les patrouilles armées ni les accrochages.
Les nouvelles recrues venues de Turquie cohabitent avec les vétérans. Les femmes occupent une place centrale, souvent aux postes de commandement. L’égalité de genre fait partie des principes fondateurs du mouvement depuis ses débuts.
Qandil reste un sanctuaire. Plus sûr que les montagnes turques régulièrement bombardées, il offre un répit bienvenu. Les combattants y respirent, littéralement : l’air y est pur, le silence total la nuit, seulement troublé par le cri des aigles.
Un processus de paix sous haute tension
Plusieurs tentatives de négociation ont échoué par le passé. Celle-ci sera-t-elle la bonne ? Les combattants veulent y croire, même s’ils gardent leurs armes à portée de main. « On ne reste pas armé par plaisir, mais par nécessité », explique l’un d’eux, rappelant que certaines régions kurdes de Turquie restent sous forte pression militaire.
Le retrait progressif des combattants de Turquie vers l’Irak est perçu comme une preuve de bonne volonté. Mais il pose aussi la question de l’avenir : que deviendront ces milliers de femmes et d’hommes habitués à la vie spartiate des maquis ? Retourneront-ils à la vie civile ? Beaucoup en doutent.
Pour l’instant, la montagne reste leur maison. Un refuge, un symbole, un mode de vie. « Même si on part, on vivra de la même façon », assure Serda Mazlum Gabar. En attendant, Qandil continue de vivre au rythme des saisons, des réunions idéologiques et des espoirs fragiles d’une paix durable.
Dans ce coin reculé du Kurdistan irakien, le temps semble suspendu entre guerre finissante et paix incertaine. Et ceux qui ont choisi cette vie-là, les yeux grands ouverts, ne sont pas prêts à la troquer contre le confort trompeur des villes.









